LES VREGENS

Un parmi d’autres, ou Comme il vous plaira

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toujours tout re-questionner

C’est compliqué à résumer, mais vous l’avez voulu, hein !

Cela peut paraître peu exaltant, mais en fait, tout le fil du livre de Shlomo Sand consiste à montrer qu’à chaque époque, l’histoire des Juifs s’est trouvée en tous points conforme à celle qui se déroulait chez les autres : que ce soit en termes de démographie, de pratiques culturelles, ou d’histoire des idées. Pas de peuple élu, pas d’exception culturelle.

Très dense, ce « à chaque époque », car le livre les brasse toutes, et pas chronologiquement. En effet, le point de départ c’est le XIX°siècle et la naissance du sionisme, c’est-à-dire la création d’une histoire des Juifs mythique, imaginaire, rêvée. Une fois établi le caractère imaginaire de cette histoire d’un « peuple », il faut reprendre toutes les époques pour démêler le mythe de la réalité, grâce aux quelques traces historiques établies qu’on en a : écrits divers, restes archéologiques, la routine de l’historien, quoi.

Mais derrière cette approche académique hyper-référencée, je crois que Sand est un malin qui ne crache pas sur le plaisir d’attaquer de tous les côtés en même temps l’establishment universitaire de son pays, et sa malice, heureusement préservée par la traduction, transparaît très bien dans une conférence de 10 minutes (oui!) donnée en français à l’ENS (lien en bas).

Au commencement, donc, était le sionisme naissant, que Sand rattache aux autres nouveaux nationalismes de l’époque, ceux d’Allemagne et de Russie, qu’ils appelle « organiques » : ces nationalismes (contrairement aux nationalismes français, américain, etc) « se sont considérés non comme les fondateurs d’une nouvelle nation, mais comme les descendants d’un peuple endormi, qu’ils éveillaient de son profond sommeil ». Voilà créée de toutes pièces idéologiques « la continuité et le caractère éternel de la tribu-race juive, à l’image, dans une large mesure, du Volk allemand ». Ouch, prenez ça ! Et pendant que les historiens officiels sont au tapis, il ne reste plus qu’à détricoter les mythes, cette fois dans l’ordre chronologique, en commençant bien-sûr par les récits bibliques.

Pas traces archéologiques de la conquête de Canaan : au contraire, celles-ci pointent désormais une chute progressive des villes de la région, sans-doute sous les assauts des fameux Peuples de la mer, vers le XII° siècle avant JC, suivie d’une sédentarisation de nomades locaux. Exit le prestigieux peuple hébreu conquérant. En plus, les fouilles nous apprennent que ces nomades sédentarisés, vers le X°siècle avant JC, « étaient de fervents païens, dont le dieu le plus populaire était Jéhovah, qui devint peu à peu la divinité principale, mais il n’avaient pas renoncé à adorer des divinités comme Baal ou Shamash ». Il semble que le monothéisme se soit formé au contact des « abstraites religions perses, puis cristallisé  face aux élites hellénistiques ».

Pas trace dans l’abondante documentation romaine de la fameuse expulsion de l’an 70, déplacement de population qui de toute façon aurait constitué une première par rapport aux pratiques romaines habituelles. En fait, ce mythe, tardivement constitué, « fut formalisé à la suite du mythe chrétien sur l’expulsion des Juifs en punition de la crucifixion de Jésus ». Exit le mythe de la diaspora et fin du 2° round.

et si on réfléchissait calmement à tout ça?

Pendant ce temps, en plus, il est avéré qu’en 70, il existait déjà un fort peuplement juif en dehors de Judée : dans tout l’empire romain, et chez les Parthes vers l’est. Or, démographiquement, cela ne peut s’expliquer par une émigration de Judée, d’autant que ces communautés ne parlaient ni hébreu ni araméen. Il y a donc eu conversion en grand nombre, au II° siècle avant JC, comme l’atteste à cette époque, l’hébraïsation de noms de personnes adultes. Il y a même eu des conversions forcées de villes conquises.

Enfin, suite aux mouvements de populations et d’idées au sein de l’empire romain (d’est en ouest, et de part et d’autre de la Méditerranée), on aboutit, vers le II° siècle après JC, à ce que le qualificatif de « juif » cesse de désigner les ressortissants de Judée. De toute façon, à l’époque de l’expulsion des Juifs de Rome au I° siècle après JC, les écrivains romains « ne faisaient pas encore vraiment de distinction entre le judaïsme et le christianisme, et il est possible qu’il soit question d’une expansion monothéiste juive-chrétienne ».

Voilà, cela constitue pour moi l’essentiel. Mais le Moyen-Age en prend aussi pour son grade, puisque Sand va ensuite démonter les mythes Ashkénaze (plutôt slaves qu’allemands finalement, par le biais des territoires conquis au VIII° siècle par les Khazars, ayant eux-mêmes adopté le judaïsme comme religion officielle sans-doute pour se positionner entre les byzantins chrétiens et le califat abbasside de l’autre côté, bref)…

… et Sépharade (plutôt berbères, emmenés en Espagne avec la reine Kahina dans le sillage des conquérants arabes).

statue de la reine Kahina en Algérie

Tout ça pour démontrer qu’il s’agit, là aussi, de conversions locales massives, suite aux diverses conquêtes des profondeurs du Moyen-Age, et non d’une ethnie croissant, se multipliant et se répandant partout. Pour ces périodes, les arguments sont principalement démographiques, encore, et aussi linguistiques. C’est passionnant mais j’ai déjà été trop longue, à vous de lire !

Tout ceci aboutit forcément dans le dernier chapitre à une critique virulente de la politique identitaire israélienne : « la loi du retour et la loi civile qui l’accompagne résultent en droite ligne d’une conception nationale ethnique du monde », conception irréaliste car tous les peuples sont mélangés, il n’y a pas de peuple constitué au départ, nulle part : « les combats pour l’indépendance politique ont formé des peuples beaucoup plus fréquemment que des « peuples » n’ont entrepris des luttes nationales ».

Pour finir, si Sand partait d’une formulation un peu hésitante : « il est difficile de définir Israël comme un état démocratique, parce qu’il se présente comme l’état du peuple juif, et non comme le représentant du corps social existant à l’intérieur de ses frontières » (préface, page 10),

toute sa démonstration lui permet de conclure sur la même idée, mais sous la forme d’une condamnation radicale : « La conception du monde essentialiste présidant à la distinction entre le juif et le non-juif, la définition de l’état par le biais de cette idéologie, et le refus acharné d’en faire une république de tous les citoyens israéliens rompent clairement avec les principes majeurs d’une démocratie» (page 575)

CQFD, non?

La petite conférence, aux ErNeSt de l’ENS:

http://www.les-ernest.fr/shlomo_sand

Plus long, chez Mermet:

http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1503

Written by florence

24 décembre 2011 à 14 h 56 min

11 Réponses

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  1. Merci Flo, ça faisait longtemps que j’avais envie de le lire… J’avais peur que ce soit barbant mais ce que tu en dis me donne l’impression que c’est l’inverse…
    Peu attirée en général par l’histoire, je me rends compte que mes lacunes en matière d’histoire me desservent beaucoup dans la comprenaille des événements contemporains…
    Et puis on voit combien la « mémoire » peut être déformée par certains nationalismes… entre autres.

    clomani

    24 décembre 2011 at 15 h 35 min

  2. oh lala flo, vraiment très intéressant, sans compter que l’art de résumer un ouvrage de cette sorte est effectivement tout un art. pour moi, une bonne partie de mes interrogations tiennent là-dedans : « Il semble que le monothéisme se soit formé au contact des “abstraites religions perses, puis cristallisé face aux élites hellénistiques” », à savoir : quel gain a-t-on dans un monothéisme ? autrement dit : à qui profite le crime ? et/ou quels en sont les bénéfices secondaires ?

    faut bien se dire que la vie spirituelle humaine est vraiment ancienne, si je puis le dire comme ça (je copie colle : les « premières véritables sépultures connues datent d’environ – 100 000 ans et ont été mises au jour au Proche-Orient. » – on peut supposer que sépultures = quelque chose de l’ordre de la croyance en quelque chose – je suis prudente !). un grand saut, et jericho date de -9000 ans. le néolithique est une véritable civilisation, avec des villes, des cimetières, de l’agriculture et de l’élevage – et des guerres. la vision toute petite de nos cultures, toute petite car limitée par l’émergence de l’écriture – du Livre – a beaucoup à apprendre de l’archéologie.

    ça n’était pas vraiment ton propos, mais c’est ce que cela m’a « inspiré » !!!

    zozefine

    24 décembre 2011 at 16 h 56 min

  3. Merci Flo.

    alainbu

    24 décembre 2011 at 17 h 38 min

  4. Merci Flo, pour ce billet. « Comment le peuple juif a été inventé » est effectivement un livre … qui décoiffe.
    Nous en avions d’ailleurs parlé, n’est-ce pas …

    C’est un vrai travail d’historien, basé sur la réalité, et pas sur les légendes bibliques, contrairement à l’historiographie israélienne « orthodoxe » …

    Shlomo Sand en parle ici :

    http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/SAND/16205

    Dans cet article, il indique que même Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël, savait parfaitement, dès 1929, que « les paysans de Palestine sont les descendants des habitants de l’antique Judée ».

    Et il dit quelque chose d’assez terrifiant, quand on sait ce que les nazis ont fait :

    Depuis les années 1970, en Israël, une succession de recherches « scientifiques » s’efforce de démontrer, par tous les moyens, la proximité génétique des Juifs du monde entier. La « recherche sur les origines des populations » représente désormais un champ légitimé et populaire de la biologie moléculaire.

    Sans commentaire…

    Gavroche

    24 décembre 2011 at 18 h 17 min

  5. Très beau compte-rendu de lecture Flo ! tu es vraiment fortiche.

    Personnellement, j’avais découvert S.Sand chez Taddeï (le n° de ce « Ce soir ou jamais » est accessible sur le site de l’INA à la date du 20 mars 2008), puis au détour d’un article/itw dans un télérama en 2009 :

    http://www.telerama.fr/idees/israel-a-t-il-perdu-la-guerre-entretien-avec-l-historien-israelien-shlomo-sand,38589.php

    ****************************************
    Par contre, Shlomo Sand me paraît meilleur, parce que plus percutant, à l’écrit qu’à l’oral ; il a un tempérament assez bouillant qui fait qu’il a tendance à sortir un peu de lui-même quand le débat se tend. Cela dit, le sujet s’y prête aussi…

    julesansjim

    25 décembre 2011 at 11 h 51 min

    • Je pense que c’est aussi dû à un pb de langue, il n’est quand-même pas complètement à l’aise en français, surtout dans un contexte de confrontation de plateau télé.
      Mais il est vrai que son « tempérament bouillant » se transforme à l’écrit en formules assassines.

      florence

      25 décembre 2011 at 12 h 36 min

    • J’ajoute que le livre commence par des petits récits de rencontres personnelles diverses, à la 3°personne, qui expliquent sans-doute le côté un peu passionnel. Ces récits se concluent ainsi: « Comme on l’aura compris, le professeur d’histoire de Larissa était aussi celui qui enseignait l’hébreu à Gisèle, à Paris. Dans sa jeunesse, il avait été l’ami de Mahmoud, le technicien d’ascenseurs, mais aussi de l’autre Mahmoud, appelé à devenir le poète national palestinien. Il était aussi le gendre de Bernardo, l’anarchiste de Barcelone, et le fils de Cholek, le communiste de Lodz. Il est l’auteur de ce récit dérangeant entrepris, entre autres raisons, pour tenter de clarifier la logique historique générale à laquelle pourrait s’adosser le récit de l’identité individuelle. »

      florence

      25 décembre 2011 at 12 h 56 min

      • Ben oui, on ne vient pas de rien. Et tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents
        communistes… 🙂

        Nous, pendant ce temps, on rame dans les égouts de « l’identité nationale »…

        Gavroche

        26 décembre 2011 at 10 h 27 min

  6. et pourquoi qu’ici je peux commenter bordel et pas dans plus récent ? mais bref, alain a parlé de sand dans un mail, et à mes questions, me renvoie à ce texte que j’avais zappé de ma mémoire. et que j’ai relu avec l’article tout frais dans la tête. et bref, tout ça fait sens, c’est enthousiasmant, tonique, ton résumé est parfait, et je suis contente passe que je peux gloquer ce commentaire !!!
    mais bon, je repose les questions posées (en fait, je copie de mon mail)

    juste 2 ou 3 trucs qui me turlupinent : je sais que se convertir au judaîsme, contrairement à l’islamisme, est un vrai parcours du combattant. ça prend des années, et c’est vraiment pas encouragé par les ultra-orthodoxes (donc les ceusses à chapeau et rouflaquettes) par exemple. et là, il ne parle pas du tout des modalités de ces conversions, massives à l’en croire. j’ai du mal à imaginer des gens passer 2 ou 3 ans dans les synagogues pour se convertir finalement.
    d’autre part : pourquoi ? pourquoi les gens se convertissent-ils, si c’est vrai ce que raconte ce pourtant passionnant article ? quel intérêt ? que quittent-ils pour aller à la synagogue ? et pour quel type d’hébraïsme (il y a beaucoup de branches, de courants dans le judaïsme) ?

    zozefine

    17 juillet 2012 at 12 h 16 min

    • Aucune idée pour ceux qui se convertissent personnellement actuellement.
      Pour les époques reculées, Sand explique que ça se passait exactement comme pour les autres groupes, au gré des guerres locales, où conversion d’un roitelet entraînait conversion de ses sujets.

      florence

      17 juillet 2012 at 12 h 20 min

  7. Bonjour Flo. Je découvre ton billet un peu tardivement, à la faveur (si l’on peut dire) des débats imposés par l’actualité politico-médiatique. Ton résumé correspond bien à ce que j’avais pressenti à la lecture du livre suivant de Shlomo Sand « Comment j’ai cessé d’être juif ». Il y fait plusieurs fois allusion à ce précédent ouvrage et ton billet me donne vraiment envie d’approfondir la question. Merci.

    asinuserectus

    15 janvier 2014 at 10 h 22 min


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