« Grâce et dénuement » d’Alice Ferney
« Deux français sur trois sont contre le retour de Leonarda en France« (sondage BVA/i-télé) ; « le front républicain perd la face devant le front national« (Brignolles) ; « Les Roms harcèlent les Parisiens ! (NKM) » ; « seule une minorité [des Roms] cherche à s’intégrer » … leur « mode de vie » est en « confrontation » avec celui des populations locales. »(Manuel Valls)
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Si, comme moi, les oreilles vous sifflent à force d’entendre le tam-tam médiatique qui désespère, ce roman d’Alice Ferney, édité chez Actes Sud en 1997, vous est vivement conseillé ! En situant son récit au cœur d’une communauté gitane, sans rien nous épargner de l’âpreté, de la dureté, de l’étrangeté parfois, de l’entêtement communautaire aussi de ces gens que l’on dit « du voyage » (même lorsqu’ils se sédentarisent par la force des choses), cette auteure, à l’écriture somptueuse et subtile, parvient à créer une espérance qui redonne foi en l’humain.
Alice Ferney, c’est avant tout l’écrivain du féminin, de la conjugalité, du sentiment amoureux : « L’élégance des veuves »(1995), « La conversation amoureuse »(2000), « Cherchez la femme »(2013). Avec « Grâce et dénuement » elle s’aventure sur le terrain du social et du socioculturel sans pour autant délaisser l’un de ses thèmes de prédilection : les rapports homme/femme.
Mais Ferney c’est toujours et avant tout une écriture magnifique et ciselée. Preuve à l’appui :
« Parce qu’on a beau vouloir croire le contraire, un homme, un mari, ça ne comprend pas tout. Ca ne comprend rien ! disait Angéline, qui pensait à ses nuits de désir muet que l’époux n’avait pas soupçonnées, lui qui avait pu dormir à côté d’elle sans la toucher. Oh mais oui ! Il avait refusé de voir cette nature flamboyante qui avait fait cinq fils sans se coucher. Elle le répétait : les hommes et les femmes, c’est rien de commun, et ça tient toujours à cause des femmes. Parce qu’elles en finissent assez vite de s’aveugler et de vouloir. Elles voient, après la chair, l’amour et les caresses, qu’ils s’arrêtent jamais de prendre, et qu’il y a rien d’autre à faire que donner. Et ce qu’elle-même avait donné, non décidément elle ne l’avait plus, pensait Angéline., son ventre, sa douceur de nid, son élan pour diriger la vie sur un bon chemin et la gaieté d’avoir à le faire. Toute cette grâce pour vivre s’était diluée dans une grande fatigue. L’épuisement était entré en elle imperceptiblement, un jour derrière l’autre à se dire qu’elle se sentirait mieux le lendemain, un mois glacé après un autre, une année mauvaise suivant une qui n’avait pas été facile (on passe son temps à attendre au lieu d’être). L’épuisement avait d’abord emporté la fraîcheur de son visage – sans que personne n’y vît rien car elle continuait de sourire et elle était encore jolie. Puis la force incroyable de son corps, la vitalité inaltérable qui le portait vers une tâche, cela s’était perdu ensuite. Son visage alors était devenu ridé et gris (lui qui avait été rond et fruité) et ses yeux étaient entrés dans deux petites cavernes bleues dont ils ne sortiraient plus jamais, et elle avait grossi à force de moins se remuer. Pour finir il n’était rien resté de ce qui avait fait la femme et la mère. Quand l’immense appétit (de plaisir et d’enfant, de vin, de fêtes, de bon sommeil et de vie) s’était usé contre le mari endormi, affalé, mort enfin, elle était restée seule avec une étrangère : elle-même veuve et vieillie. Elle était lasse maintenant, et lui, ce mari qui l’avait prise et gardée, tout de même n’en était pas venu à bout : il était mort avant elle… »
Quant à l’histoire, elle illustre la volonté infatigable d’une jeune femme, Esther, ex-infirmière devenue bibliothécaire, d’initier à la lecture les enfants d’un regroupement familial de gitans, installés sur un terrain abandonné par sa propriétaire, une institutrice à la retraite.
D’une part, la communauté gitane, Angeline, « la vieille », ses cinq fils, ses belles-filles, et les sept enfants, de l’autre, Esther, la « gadjé » et ses livres qu’elle apporte chaque mercredi dans sa Renault, et qui se fera peu à peu accepter par la quasi totalité de la famille. Si l’on est heurté et peiné par la rudesse de certains passages, décrivant très précisément les « us et coutumes » des hommes de la famille vis à vis de leurs épouses ou compagnes, on aime cette Esther Duvaux qui ne juge personne, accepte sa place de « gadjé » et fait peu à peu bouger les lignes par son action d’éducation envers les enfants et de persuasion douce envers les femmes du campement.
« Elle était devenue un plaisir de leur vie. Elle n’aurait pu disparaître sans leur faire de mal. Les enfants l’attendaient. Les parents lui parlaient. Elle ne posait jamais de question, elle écoutait… »
Alice Ferney, très habilement, donne d’emblée le ton du roman dans un premier chapitre d’une page et demie, qui tient lieu de préambule avant que l’histoire ne commence :
« Rares sont les Gitans qui acceptent d’être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur caravane et leur sang. Mais c’était un sang jeune qui flambait sous la peau, un flux pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes et engendré sans compter. Aussi, comme leur mère qui avait connu le temps des chevaux et des roulottes, ils auraient craché par terre à l’idée d’être plaints… »
Si la lecture de ce roman peut agir comme un baume apaisant sur nos esprits malades d’une époque où l’agressivité des uns et l’égoïsme individualiste des autres se font la course à l’échalote, c’est qu’il s’agit là d’un livre sur l’Amour, l’amour des siens comme l’amour de ceux qui nous sont différents ou étrangers. Dans ce registre, l’écriture d’Alice Ferney fait merveille. Je crois n’avoir jamais lu une aussi touchante déclaration d’amour que celle faite par Angelo à Esther. Une déclaration muette où l’essentiel passe par les yeux :
« Angelo arrivait. Je dois rentrer maintenant, dit Esther. Va, gadjé ! dit Angéline encore secouée de rire. Je t’accompagne à la voiture, dit Angelo. Ils marchaient en évitant les flaques de boue. Je voulais te souhaiter une bonne année, dit-il sans la regarder. Pour toi aussi, dit-elle, que l’année te soit douce. Elle avait toujours ce mot. Il tressaillit. Elle lui souriait avec tant de naturel : il sut qu’elle ne percevait rien. Il l’aimait en silence depuis des mois, jamais il ne pourrait dire combien il l’aimait. Mais comment ne voyait-elle rien ? Et sans penser davantage à ce qu’il faisait, il parla. Je suis amoureux, dit-il. C’est la plus belle chose, répondit Esther. Et il fut certain qu’elle était sincère et contente pour lui. Il dit : Non, c’est pas, parce qu’elle est pas libre. Elle fit : Ah ! Mais il y avait presque un amusement dans cette exclamation, du moins le crut-il : elle ne percevait pas sa détresse, il n’était pour elle qu’un enfant qui lui parlait de son amoureuse. Alors il la regarda longuement sans rien dire. Il voulait la brûler avec ce regard, lui faire comprendre avec ses yeux ce qu’il se refusait à dire (parce que dire est irrémédiable). Et pendant ce temps, ses mains tremblèrent de l’envie de la saisir. Toucher une femme pareille ! une gadjé ! Ses yeux basculèrent dans des images. Elle resta muette. Il sut qu’il avait eu ce visage dévasté de l’amour malheureux. Et pouvait-on mentir avec ce visage ? Il la vit se contracter devant lui. Une partie d’elle connaissait désormais son sentiment. A cette idée quelque chose en lui s’apaisa. Ils arrivaient devant la voiture. Elle ouvrit la portière et jeta son sac à l’intérieur. Salut, dit-il. Et il répéta : Bonne année. Bonne année, dit-elle. Il était à une toute petite distance d’elle et son regard s’arrêta sur la boursouflure fendillée des lèvres. Alors elle monta dans la voiture et mit le contact. Tout cela parut à Angelo d’une violence inouïe : rapide, cruel, impossible… »
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« Considérez votre nature d’hommes :
vous n’avez pas été créés pour vivre comme des brutes,
mais pour chercher à acquérir vertu et connaissances. »
(Paroles d’Ulysse à ses compagnons, DANTE, La Divine Comédie, « L’Enfer », chant XXVI)
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Portfolios : http://www.mediapart.fr/portfolios/roms-gitans-tziganes-et-gens-du-voyage-laube-du-xxe-siecle
Combien de fois ai-je offert ce livre que j’ai tant aimé ? Tu me fais un plaisir infini de le citer une fois encore.
partageux
20 octobre 2013 at 22 h 06 min
Merci camarade « partageux » ! C’est pour moi un grand plaisir de partager du bien, du beau, de l’humain avec toutes celles et ceux qui refusent et se battent contre la misère du monde.
😉
Un fraternel salut !
Juléjim
21 octobre 2013 at 13 h 54 min
Je te le rend bien ce salut fraternel !
Ces derniers jours, je fêtais l’anniversaire de l’association des Tsiganes de mon département. On a vécu de chouettes jours de fête avec concerts, spectacles, expo, bouffe et bonne humeur. Un mélange heureux d’amateurs de spectacles, d’intellectuels de très haute volée, de vanniers, de travailleurs sociaux, de gens très modestes, de nomades et de sédentaires, d’évangélistes, de cathos et d’athées comme moi. Et l’enseignant-chercheur d’une grande école parmi les plus prestigieuses de France rigolait en mangeant avec des gens qui savent à peine lire correctement. Et je me disais que la France est belle quand elle accepte autant de différences avec autant de bonhommie que lors de ces soirées…
partageux
21 octobre 2013 at 19 h 48 min