« C’est quoi la question ? »
Il en va de la littérature pour la Jeunesse comme de celle destinée aux adultes : le bon côtoie le moins bon et plus souvent, le pire. Qu’il s’agisse des textes, des thématiques ou des illustrations, les éditeurs et les auteurs de livres pour enfants visent rarement très haut, considérant manifestement les jeunes lecteurs plus comme des consommateurs potentiels que comme de futurs citoyens.
Mais alors, à quoi bon apprendre à lire ? à quoi bon lire des livres, si c’est pour y retrouver la banalité d’un quotidien que d’aucuns s’efforcent de nous présenter tellement « normal », tellement intangible, que beaucoup d’entre nous ne perçoivent même plus l’urgente nécessité d’en changer ?
Eveline Charmeux, spécialiste de longue date de la pédagogie de l’écrit et inlassable militante d’une authentique formation pour tous aux usages de l’écrit, soulève une nouvelle fois le problème sur son blog, dans son dernier billet, en soulignant l’extrême importance de l’intertextualité : d’une lecture à l’autre, les textes que nous lisons se répondent, formant un réseau de significations qui participent à notre vision du monde.
« Il faut que les enfants sachent très vite que tout écrit répond à quelque chose, pour le défendre ou l’attaquer, mais surtout pour en parler, pour « créer des liens »… J’avais un prof, jadis, qui nous avait appris à poser, avant de nous lancer dans l’analyse ou le commentaire d’un texte, la question suivante : ce texte est une réponse à quelle question ?.
Dès l’école primaire, il est possible d’agir ainsi. D’autant plus que c’est aussi ce qui nourrit le fameux « plaisir de lire », tarte à la crème des objectifs en matière d’apprentissage de la lecture. Le vrai plaisir de lire, n’est pas seulement le plaisir de s’évader, c’est surtout celui de savoir explorer les caves et les greniers des textes, pour en débusquer les allusions cachées, et savourer les bonus de richesses qu’apportent ces explorations.
Si l’on veut vraiment que ces richesses soient à la portée de tous, il faut commencer tout de suite comme ça…
Vous me direz que justement, la société ne tient guère à les voir à la portée de tous…
Et alors ? On laisse faire la société ? »
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Les adultes, qu’ils soient ou non enseignants, parlent souvent de « littérature pour enfants », de « littérature enfantine » (vous voulez dire « infantile » ?), comme s’il s’agissait là d’une sous-littérature ou d’une pré-littérature mais pas d’une véritable littérature… celle qui feraient « des yeux neufs » !
Il faut bien reconnaître que nous en sommes très loin lorsque l’on examine les écrits sur lesquels les apprentis-lecteurs, entre 5 et 8 ans, sont sensés « apprendre à lire » et se former à la lecture :
« « je veux aller à la mare, dit luc. pas à la mare ; à la rivière, répond paul. il faut demander à ric, ric où veux-tu aller ? ric remue la queue et aboie ouah, ouah ! je vais m’en aller tout seul, dit paul. moi, je rentre. paul gentiment dit : bien, je vais à la mare. luc prend paul par le bras. je sais que tu es gentil. toi aussi. » »
C’est quoi la question ? Il n’y a pas de question, juste un objectif, que les enfants transforment cette langue écrite rudimentaire en une langue orale, celle qu’ils parlent depuis qu’ils ont 3 ans. Cette langue écrite là ne mérite même pas le statut de texte, puisqu’il s’agit d’une transcription orale ! Alors la littérature… ce sera pour plus tard… ou jamais !
Et pourtant, elle existe cette Littérature pour la Jeunesse qui fait du bien parce qu’elle ne prend pas les enfants pour des imbéciles, parce qu’elle s’adresse à leur intelligence et à leur sensibilité. J’ai croisé l’un de ces albums il y a quelques jours. Il s’agit de l’adaptation d’un original en langue allemande, écrit et illustré par Miriam Koch, traduit par Catherine Makarius. Le partage du texte et de quelques images suffira, je l’espère, à convaincre de la délicate beauté de cette oeuvre littéraire qui fait honneur à la Littérature.
« Le voyage de Solo »(*)
« Solo est un mouton. Un mouton pas comme les autres. Solo est différent, cela saute aux yeux. Il le sent bien… Et il est seul. Voilà qu’un beau ballon passe au-dessus du pré. Gonflé d’espoir, Solo s’élance à sa suite et arrive… dans un pays inconnu. Mais le ballon disparaît et Solo est à nouveau seul. Certaines choses ont l’air de lui ressembler… pourtant, aucune ne peut répondre à ses questions : »Pourquoi suis-je différent ? Où dois-je aller ? » Solo est plus seul que jamais. Il a peur. Ses yeux se mouillent de larmes. Tout est différent ici, mais pas à sa manière.
« Ce train me conduira peut-être quelque part où il fait bon être différent », espère Solo, tout chagrin. Où donc vont toutes ces caisses et tous ces cartons ? Épuisé, Solo s’endort et rêve d’un ailleurs. A son réveil, tout est sombre autour de lui. Mais un bruit merveilleux résonne à ses oreilles et lui réchauffe le cœur. Solo sort de l’ombre et découvre une tour imposante. Elle éclaire et lui ressemble. C’est un phare. Solo admire l’immensité de la mer, il respire l’air salin. Tout est différent ici aussi, mais si joliment différent ! Solo aperçoit un talus tapissé d’herbe tendre et quantité d’autres moutons. Solo est ici chez lui. Il le sent et le vent le lui fait comprendre. Solo est différent des autres, mais il est arrivé au bout de son voyage. Il a trouvé sa place. La nuit, son grand et nouvel ami lui envoie ses rayons. Et Solo a les yeux qui brillent. »
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(*) L’album s’ouvre et se referme sur un exergue : « Où que tu ailles, vas-y avec ton coeur » (Confucius)
Ben dis donc, ça mobilise pas les foules, ton billet, Jules.
Et pourtant, ça me paraît important d’offrir à nos gamins des livres qui leur ouvrent la tête.
C’est vrai que la plupart de ces « livres pour la jeunesse » vont avec le reste des jouets pour les enfants, qui formatent, déjà, les futurs consommateurs.
Je me souviens, mon fils n’était pas encore né, j’écumais déjà les rayons des librairies pour trouver ses futurs livres. Sans faire de pub, j’en avais acheté beaucoup chez l’École des loisirs.
Et le plus dingue, c’est que je les ai lus avec une joie indicible … Et je les ai gardés.
Gavroche
7 mars 2014 at 9 h 18 min
Merci Gavrochounette de m’accompagner sur ce chemin trop déserté par les adultes ; ils n’ont pas (ou plus ?) le temps de lire pour eux-mêmes déjà, ou alors ils n’en prennent pas le temps (?). S’agissait de leurs enfants ils confient à l’école le soin de leur faire fréquenter les livres, confondant trop souvent l’apprentissage initial avec cette profonde et durable initiation culturelle et intellectuelle qu’est la lecture d’écrits très divers (et donc pas seulement limitée aux livres de fiction) qui récompense une véritable formation de lecteur. Malheureusement les acquis scolaires, tout nécessaires qu’ils soient, se révèlent bien trop superficiels, voire aléatoires, pour une forte majorité d’élèves, ceux qui appartiennent aux classes populaires, et hors l’école la concurrence est rude entre la communication écrite et tous les autres usages audiovisuels qui font appel aux compétences de l’oral et de la Parole.
Bref, c’est un combat toujours à mener ! Comme pour me consoler j’aime bien me répéter cette phrase qui dit, à l’instar de Bourdieu : « la pédagogie, comme la sociologie, est un sport de combat ! »
Tu as raison, l’Ecole des Loisirs est depuis longtemps l’une des meilleures maisons d’édition littéraire pour la Jeunesse !
Juléjim
7 mars 2014 at 12 h 06 min
Je plussoie pour la qualité de L’École des Loisirs !
Mes trois poulettes ont lu et dévorent toujours la production de l’éditeur.
PS : hello m’sieur juléjim ! Toutes mes confuses, mais un exergue…
sleepless
7 mars 2014 at 19 h 03 min
« Ce texte est une réponse à quelle question ? » est une question que je vais dorénavant me poser.
gemp
11 mars 2014 at 1 h 31 min
Tel que je te connais tu le faisais déjà mais sans t’en rendre compte !
😉
Juléjim
11 mars 2014 at 8 h 07 min