LES VREGENS

Une histoire courte

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A mon fils

On lit parfois des faits divers dans la presse. Anodins, sans importance. Certes, on a parfois une pensée pour les protagonistes, une pensée pour ces gens, sans doute sans histoire particulière, sauf la leur. Et on oublie, parce qu’on a la nôtre. La vie continue.

Cet été là, le compte rendu de cette histoire, ç’aurait pu être celui-là, juste un entrefilet dans un journal régional :

Ce dimanche 13 juillet, vers 16 h, un accident mortel est survenu sur une petite route de campagne des Alpes de Haute Provence, près de Riez. Un jeune marseillais de 36 ans, s’est tué au volant de sa 4L. Les marins pompiers arrivés sur les lieux, n’ont pu que constater son décès. Sa jeune femme, grièvement blessée, à été transportée par hélicoptère à l’hôpital de Riez. Il laisse un petit garçon de 18 mois, dont la garde a été confiée à ses grands-parents, qui habitent la région.

C’est une histoire courte. Elle n’a duré que quatre ans.

Perdre quelqu’un on aime quand on est jeune, ça fait grandir plus vite. On a quitté l’école depuis peu, et on fait soudain de la philo grandeur nature. La façon dont on voit la vie change. Plus grand-chose n’est important, et tout devient relatif. Après tout, qu’importent les aléas, les soucis, les galères, quand on a compris soudain que seule la mort est irrémédiable. On ne revient pas. Même si parfois, on a des rêves. Et on continue à vivre. On compare, l’avant et l’après. On regrette, surtout ce que l’on a pas eu le temps de dire et de faire. On se raccroche. C’est la blessure qui nous construit.

Maintenant, trente ans après, je me souviens. Encore aujourd’hui, c’est dur de raconter. J’ai d’ailleurs longtemps hésité. La pudeur des sentiments.

Je l’ai rencontré au travail. J’étais en train de finir mes études et en même temps, j’étais standardiste au métro de Marseille, dans les bureaux sous la gare Saint-Charles. Il était ingénieur en informatique, et adjoint au chef de service.

Au début, je ne l’ai pas vraiment remarqué. Il n’était pas très grand, des cheveux blonds, un regard bleu (mais ça, je ne l’ai vu qu’après), et à dire vrai, ce n’était pas « mon type », j’ai toujours aimé les grands bruns au regard de braise, un peu exotiques. Je sais maintenant qu’on a pas de type particulier, on aime ou pas.

On allait tous régulièrement boire un café au bistrot PMU d’en face.

Alors, la première fois qu’on s’est parlé, on s’est chamaillé sur un livre que je venais de finir, La psychanalyse des contes de fées. Ma période Freud et compagnie, une déformation d’étudiante qui m’a passé depuis. Moi, évidemment enthousiaste de ma dernière lecture, et lui, toujours concis : « Pourquoi serait-ce aux enfants de s’adapter au monde, et pas l’inverse ? Pourquoi souhaiter qu’ils se fondent dans un moule ? »

Maintenant, je sais qu’il avait sans doute raison. Il faut toujours prendre du recul sur ses enthousiasmes. Mais c’est seulement avec les années qu’on apprend.

L’histoire n’a pas commencé tout de suite.

On allait seulement faire la pause café ensemble et avec d’autres, on discutait. Ou pas. De nos lectures, de musique. Pendant plusieurs mois, je ne l’ai pas vu, il était en stage ailleurs, et ça ne m’a même pas manqué.

Un soir, après le boulot, je montais dans une rame de métro pour rentrer à la maison, et il était là, sur le quai. Il a posé la main sur mon épaule, et on est allés prendre un thé aux Arcenaulx. Un très chic salon de thé-pâtisserie-restaurant et … librairie. J’adorais cet endroit, parce que la librairie était ouverte le soir jusqu’à minuit. On a échangé nos téléphones.

Et puis quelques mois plus tard, on a fait une sortie entre filles, dans une boîte de la Neuve-Sainte Catherine. Je m’ennuyais. Je l’ai appelé d’une cabine à l’entrée de la boîte, et il est venu. Il venait juste de rentrer de Paris, fatigué, et de poser son sac. Mais il est venu.

J’aimais déjà ce côté ours ténébreux (oui, je sais, ça fait très soap comme truc, mais c’est vrai, je me sens toujours obligée dans ce cas-là …) mais le fameux regard bleu en question, c’est à ce moment là que je l’ai découvert, dans la pénombre, dans la fumée des cigarettes (on avait encore le droit de fumer) et dans la musique disco des années 80 …

Oui, je sais, une rencontre en boîte de nuit sur Saturday Night Fever ou Gloria Gaynor, hein, ça fait cliché. Moi qui étais à cette époque toujours en plein trip Bowie et musique brésilienne, je n’aimais même pas ça, je trouvais ça du dernier ringard, mais depuis, j’aime écouter les tubes de ces années là, parce que ça me rappelle des souvenirs.

Alors, ce soir-là, j’ai tout planté, la copine qui faisait la gueule parce qu’elle aussi …, mon petit ami qui m’attendait à ma maison, tout. Et je l’ai suivi.

Deux semaines après, c’était fait. Ensemble. J’ai gardé la seule lettre qu’il m’avait écrite. Et j’ai gardé les souvenirs.

Il était comme moi, fils de pauvre avec des rêves. Un matheux, qui lisait Bourbaki dans le texte. Ça me fascinait de le voir lire ça comme un roman. Moi, avec mes livres d’histoire et mes polars. Un homme droit, sans concession pour la médiocrité. J’ai toujours aimé ça, cette rugosité qui cachait la tendresse. Intransigeant, exigeant avec lui-même. Généreux. Un homme simple. Un homme, tout simplement. Et ce regard bleu…

Et comme si on savait que ça n’allait pas durer, on s’est dépêchés de vivre. Concentrant toute une vie en quatre ans.

Pendant ces quatre ans, on a ri, tout le temps. J’aimais ce petit côté austère, tellement différent de moi, il aimait ma joie de vivre. Alors, on a fait l’amour comme des fous. Je me souviens encore de la texture de sa peau, de son odeur, de sa voix, de ses mots tendres, de ses mains. On partageait nos lectures et le ménage. On écoutait de la musique. On n’avait pas de télé et on n’en voulait pas. On a recueilli Iago, le petit chat, qui s’est coincé un jour dans le tambour de la machine à laver que j’avais laissée ouverte. On a pris un appartement plus grand, boulevard de la Libération. On est montés dans la Vallée des Merveilles, on s’est lavés dans les torrents de montagne, c’était glacé mais délicieux après des heures de marche sous le soleil. On est partis en vacances dans le sud-ouest, avec notre vieille 4L vert pomme, si vieille qu’on voyait la route défiler à travers le plancher. On a acheté une ruine en Ardèche, il y avait des pensées sauvages sur le seuil, on a fait des projets. On voulait s’arrêter de fumer. On est partis en Algérie, au bord de la mer et dans le désert. On s’est mariés à la mairie du 14ème, juste nous deux et deux témoins, même qu’en voyant nos jeans et nos pulls, le maire a demandé : « Euh… c’est lesquels, les mariés ? »

Enceinte, je n’ai pas été malade un seul jour, rayonnante, jamais je n’ai eu autant de succès qu’à ce moment là. Plénitude. Rien ne me faisait peur, j’étais la reine du monde.

Je nous voyais dans une maison pleine d’enfants et d’animaux, je sentais déjà les odeurs de pain chaud et de confitures dans une grande cuisine claire, je me voyais les mains dans la terre d’un potager luxuriant.

Et notre bébé est venu au monde juste comme ça, sans douleur, un gros poupon qui riait tout le temps et qui voulait venir partager nos rêves. Et on l’attendait, alors, il est venu. Je le revois me faire le sourire des bébés, ce sourire édenté comme les petits vieux, et je ressens encore mon cœur complètement fondu devant ce sourire. Je le revois dans les bras de son père émerveillé qu’on ait pu faire ce petit chef-d’œuvre, si petit qu’il tenait dans ses deux mains, oui, nous deux, simplement avec notre amour, on avait fait ce tout petit bout d’homme si parfait, avec dix doigts, dix orteils et une peau si douce qui sentait le lait et la fleur d’oranger. Je revois ses premiers pas, dans le parc du jardin zoologique, à Marseille …

On n’a pas eu le temps pour la suite.

Le dimanche 13 juillet, on avait fait l’amour dans l’herbe, dans le jardin de mes parents, au soleil et au chant des cigales. Après, on est allés faire un tour en voiture. On a attaché notre bébé dans le siège auto, derrière.

Et l’histoire s’est arrêtée.

Je me souviens, le bonheur, le paysage mouillé après la pluie, la fraîcheur et les parfums de l’air après la chaleur de la journée, et la voiture qui tout d’un coup s’envole, l’image au ralenti, la tôle qui heurte un petit chêne sur le bord de la route. Le vol plané, le fracas, et le silence. J’étais dans les vapes, et j’entendais le silence. Et le bébé qui hurlait. Je ne sentais rien. Je me souviens de quelqu’un qui me tenait la tête, pour qu’elle ne touche pas la ferraille. Je me souviens de ce tout jeune pompier qui pleurait en me regardant. Je me souviens de l’hélicoptère, mon baptême de l’air, coincée dans une coque. Je me souviens de l’hôpital. Je me souviens de l’anesthésiste, qui est venu me dire, quelques jours après. Je le revois ouvrir la porte de ma chambre, plongée dans la pénombre. C’est bête, mais à l’instant où il est entré, j’ai su. Et je me souviens que j’ai voulu mourir. Silence devenu éternel, lumière éteinte. Nuit.

Je me souviens de l’enterrement, l’odeur écœurante des fleurs, celle de la terre, le cercueil de chêne clair, tout le monde réuni là, les parents, les copains du boulot, tous, dans le petit cimetière d’Artignosc sur Verdon. Au soleil et au chant des cigales.

Je me souviens. C’était il y a trente ans. On ne s’habitue pas.

Written by Gavroche

9 octobre 2016 à 13 h 29 min

Publié dans Non classé

6 Réponses

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  1. Non on ne s’habitue pas, avec le temps on vit malgré tout, c’est tout…
    C’est bien d’avoir pu l’écrire comme ça…
    Je t’embrasse Mamounette

    Flo

    9 octobre 2016 at 14 h 02 min

  2. On a même du plaisir à lire une histoire aussi triste quand c’est si bien écrit…

    Anonyme

    9 octobre 2016 at 14 h 55 min

  3. ma frangine, même dans le deuil.

    zozefine

    9 octobre 2016 at 15 h 39 min

  4. que dire après avoir lu ça, rien, bises ma Gavrochounette.

    alainbu

    9 octobre 2016 at 19 h 10 min

  5. Beau récit qui vous serre les tripes par sa sobriété. Après cela, ne jamais oublier qu’en dépit de tout, la vie est belle et qu’on n’en a qu’une. Amicalement.

    Gérard Planterose

    9 octobre 2016 at 23 h 48 min

  6. Émouvant. Se souvenir des bons moments. Bises Gavroche.

    asinuserectus

    10 octobre 2016 at 8 h 45 min


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