LES VREGENS

les grandes ondes

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Je sais bien que c’est important, juste et nécessaire…

tous ces sujets postés sur le blog et que je lis au jour le jour .

Mais je vous propose une récréation : il faut bien parfois souffler, ouvrir une fenêtre, regarder ailleurs, faire le vide pour mieux se régénérer, enfin prendre le large par rapport au quotidien, un peu terne ces temps-ci…

Vous souvenez-vous de ceci :

une intro

Oui, c’est bien le début de « Ne me quitte pas » de Jacques Brel, dans sa version originale de 1959 ( il la ré-enregistrera en 1972, et c’est la version habituellement diffusée )

Ce dont je viens vous parler, c’est de l’instrument qui joue l’intro, et qu’on ré-entend plus loin dans la chanson. Ce n’est pas une scie musicale, bien que ça y ressemble fort. Celle qui l’utilise s’appelle Sylvette Allard et elle accompagnera Brel sur deux autres chansons, « le plat pays » et « la Fanette ».

du calme, voici la chanson en entier

Ne me quitte pas  (version 1959)

Ce son qui crée un climat, une ambiance si spéciale vient d’un instrument extrèmement délicat et sensible et c’est pourtant un instrument électrique. Car Sylvette Allard est une ondiste

C’est à dire qu’ elle joue des Ondes Martenot.

Fichtre… kesaco ? C’est ça :

et comment-qu’c’est-y qu’ça se joue ? Ecoutons un spécialiste :

Eh oui, c’est un instrument plutôt ancien :

Les Ondes Martenot sont un instrument de musique électronique, inventé par Maurice Martenot.

Maurice Martenot (1898 – 1980) en découvrit le principe lorsque, militaire dans les transmissions radio pendant la première guerre mondiale, on utilisa des postes à lampes triodes récemment mises au point. Il s’aperçut de « la pureté des vibrations produites par les lampes dont on fait varier l’intensité à partir d’un condensateur« .
Également violoncelliste, intéressé avant tout par le potentiel expressif et musical qu’offre l’électricité, il se mit au travail dès 1919. Mais ce n’est qu’en mai 1928 qu’il présente ses « ondes musicales » au public, à l’Opéra de Paris, sa sœur Ginette l’accompagnait au Piano.

Remarquez :- que l’instrument ne comporte pas encore de clavier !
– à sa main gauche, le boîtier et la touche d’expression
– La petite ligne blanche reliant la main de Maurice à son instrument est l’ancêtre du «Ruban»

Décidément 1919 est une année créative, peut-être parce que c’est le retour à la vie après l’atroce première guerre mondiale. En effet, cette même année, le russe Lev Sergeivitch Termen, (célèbre aujourd’hui sous le nom « américanisé » de Léon Theremin) invente le « Theremin« .

Cet appareil utilise lui aussi la même génération et variation de fréquences audibles , mais la manipulation est bien différente de celle pratiquée pour les Ondes Martenot… l’appareil est doté de deux sortes d’antennes dont on approche les mains, sans les toucher, ce qui fait varier la hauteur et l’intensité du son. Dans les deux cas, ce sont des instruments strictement monodiques, au même titre que la voix humaine ou que le hautbois (dans un jeu traditionnel, car ces instruments peuvent faire des sons multiphoniques de manière exceptionnelle). Une petite démo, Claude-Samuel ?

je ne résiste pas au plaisir de voir l’ inventeur à l’oeuvre :

Comment ne pas évoquer également son « rythmicon », première boîte à rythmes au monde datant de 1930 …

Sans oublier le « Terpsitone », piste de danse dont les lumières et les sons sont contrôlés par les pas des danseurs, bien avant  « saturday night fever »!

Installation interactive à base de Theremin, activée par le biais

d’une plaque magnétique sur le sol. La danseuse module le Theremin

par ses mouvements chorégraphiques…

Dommage, je n’ai pas trouvé de film où l’on verrait la zoulie dame nous faire une démonstration …

Si, dès le début, les Ondes Martenot séduisent les compositeurs ( comme Arthur Honegger, Darius Milhaud, André Jolivet et Olivier Messiaen , le répertoire compte plus de 1500 oeuvres…), le Theremin fut un énorme succès aux USA pour des usages ludiques et d’ entertainment , et surtout pour ses effets sonores au cinéma :

Des chercheurs passionnés déclinèrent l’invention de Léon, comme dans la version qui suit qu’ on a tous entendu :

Pas une ride…ben alors, direz-vous, l’engin qu’utilise le barde barbu, Brian Wilson, ça ressemble pas à celui du Léon ! Vous avez raison, celui-là, qualifié d’électro-theremin, est un Tannerin, du nom de Paul Tanner, l’inventeur, et curieusement il se rapproche des Ondes Martenot, avec l’effet du « ruban », ici un curseur ( slide ) longitudinal et un clavier…

Mais la première intrusion de la musique électrique au cinéma, c’est en France que ça s’est passé. Abel Gance demande à Maurice Martenot de faire des ambiances et des musiques pour « la fin du monde », en 1931. On y voit même l’instrument dans l’église… rappelons-nous qu’il ne fut présenté au public qu’en 1928.

Pourquoi insister autant sur ces deux instruments ? Il y en a eu tellement d’autres, et l’électronique, les guitares, les synthés, que sais-je encore !

eh bien parce qu’ils seront les seuls nouveaux instruments, depuis le saxophone, jusqu’à la fin des années 40, à inspirer les compositeurs de musique contemporaine, et cela dans toutes les formes musicales. Naissance alors de la musique électronique avec un foisonnement d’instruments nouveaux, la grande majorité d’entre eux se référant à l’orgue, l’instrument idéal et absolu, qui utilise le clavier comme mode de jeu.

Entre 1948 et 1950, c’est le grand virage avec la mise au point de la bande magnétique et la naissance de la musique concrète. La musique se fait directement sur la bande. C’est ce qu’ont fait Pierre Henry et Pierre Schaeffer en France, Stockhausen à Cologne, les studios d’ Utrecht, etc. C’est aussi l’explosion de la guitare électrique et des synthétiseurs puis des ordinateurs… Dès cette époque, Maurice Jarre suit l’enseignement de Maurice Martenot , il crée en 1946 un duo d’ Ondes Martenot avec Pierre Boulez. Puis nommé directeur musical du tout jeune Théâtre National Populaire, il en composera de nombreuses musiques ( dont celle du « Prince de Hombourg » pour les Ondes Martenot ) avant de s’envoler pour Hollywood avec le succès que l’on sait. Il continuera d’employer les Ondes pour certaines séquences comme dans «  La route des Indes » de David Lean ( …vers 5’00 )

Et comme les chiens ne font pas des chats, le petit Jean-Michel oeuvrera beaucoup avec d’étranges instruments, mais c’est une autre histoire…

On voit ainsi que l’aventure de ces instruments est longue et se perpétue aujourd’hui. Le Theremin actuel est fabriqué par un certain Robert Moog, l’inventeur du synthé du même nom, et continue d’être employé par de jeunes musiciens dont certain(es) ont la grâce. La preuve :

Pour les Ondes, c’est la cohue: le nouveau modèle nommé Ondéa se retrouve dans des groupes comme Gorillaz, Blur, Portishead, et même en quatuor avec Radiohead. C’est pas rien… écoutez, c’est magique :

C’est ça, la rencontre de l’ancien et du moderne, ça fait des étincelles, ça produit du neuf, de l’inouï. Jonny Greenwood qui a amené les Ondes dans son groupe (et qu’on voit en jouer avec les 3 autres) a souhaité s’ entretenir avec Jeanne Loriod, sûrement la doyenne des ondistes.

Je ne pourrai pas mieux dire que ces deux-là ensemble.

Mais d’abord, Jonny tout seul :

« Généralement, la première chose qu’on vous dit sur les Ondes Martenot, c’est que c’est un vieux truc qui utilise de l’électricité, en fait ses caractéristiques les moins importantes. Car cela réduit cette invention à un simple chaînon dans l’évolution des instruments électroniques, de leur préhistoire jusqu’à… Jusqu’à quoi, justement ? Jusqu’aux claviers Casio ? Jusqu’aux samplers ? Faux, car depuis le départ, Maurice Martenot avait raison. Avec les Ondes Martenot, vous pouvez contrôler chaque particularité du son ­ sa couleur, sa tonalité, son intensité ­ et ainsi chanter, monter en piqué ou gronder, avec autant de versatilité et de précision qu’avec un violon. En comparaison, même le Theremin n’est qu’un jouet. La première fois que j’ai entendu les Ondes Martenot, j’avais 15 ans, c’était sur un enregistrement de la Turangalîlâ-Symphonie de Messiaen. Le son sublime des Ondes emportait les violons dans l’espace (écoutez cette oeuvre et vous verrez ce que je veux dire). Depuis ce jour, je suis un obsédé des Ondes. Je suis donc très honoré de rencontrer Mme Loriod, la meilleure joueuse d’Ondes Martenot au monde (c’est elle qui jouait sur ce fameux enregistrement de la Turangalîlâ-Symphonie). Elle est ainsi devenue, depuis plus d’un demi-siècle, un personnage central de la musique contemporaine française. J’ai eu la chance de pouvoir lui poser quelques questions sur sa vie, son travail avec Messiaen et le futur de cet instrument remarquable. »

Jonny Greenwood ­ : Quel a été votre premier contact avec les Ondes Martenot ?

Jeanne Loriod :­ Maurice Martenot a inventé l’instrument et l’a présenté à Paris le 3 mai 1928. Moi, je n’étais pas encore née. Mais je l’ai entendu pour la première fois en 1937 : c’était un son extraordinaire ! J’étais une toute petite fille. Adolphe Sax, lui aussi, a donné son nom à l’instrument qu’il a inventé. Pourtant, cet instrument, utilisé par des compositeurs comme Berlioz ou Saint-Saëns, a été davantage utilisé par d’autres musiques que celle pour laquelle il a été créé : c’est le jazz plutôt que la musique classique qui a popularisé le saxophone. Les Africains ont tout de suite compris qu’ils pouvaient souffler là-dedans et qu’ils arrivaient à faire des choses extraordinaires avec. Maurice Martenot, lui, tout petit déjà, était fasciné et étonné par l’électricité, par la foudre ou les éclairs, tout ce qui était électrique. Il était tellement fasciné qu’il aurait dit à ses parents « Moi, je voudrais écouter de la musique qui viendrait du silence. » Est-ce que c’est ça qu’il a créé ? Son instrument, en tout cas, est silencieux, sa musique vient du silence, puisqu’elle est permise par l’électricité…
J.G. Qu’est-ce qui attirait Messiaen dans les Ondes Martenot ?
J.L. L’extraordinaire musicalité qu’on pouvait en tirer et, surtout, le son irréel qui planait au-dessus de tout l’orchestre. C’était un son original qu’on n’avait jamais entendu. Lui qui était catholique, il pensait réellement qu’une fois au ciel il entendrait ces sons-là.

J.G.Vous-même, comment avez-vous rencontré Messiaen ?
J.L. J’ai connu Messiaen quand il rentrait de captivité en 1940 parce que ma soeur Yvonne était dans sa classe d’harmonie au Conservatoire.
J.G. Quand j’étais adolescent, j’avais une idée fixe : je voulais suivre la Turangalîlâ-Symphonie partout où elle se jouait, comme on suit quelqu’un qu’on aime. Je vous ai vue la jouer à Londres, il y a deux ans, avec Andrew Davis.
J.L. Je l’ai jouée partout. Cette musique était très bien acceptée. J’ai beaucoup voyagé avec Messiaen et ma soeur Yvonne, qui se sont mariés en 1965. C’est en Australie que Messiaen a enregistré ses fameux oiseaux. C’était au moment où il faisait son opéra, Saint François d’Assise. Il se levait à trois heures du matin pour écouter l’oiseau lyre, une espèce rare que l’on ne trouve pas en Europe mais qu’il a enregistrée pour ses compositions.
Pour moi, les Ondes Martenot ont un son à la fois très joyeux et très mystérieux, comme la musique de Messiaen. Ce qui me plaît, c’est que le son est très proche de la voix humaine, c’est l’instrument qui y parvient le mieux, plus que la flûte ou le hautbois.  Je crois que cet instrument a été comme une révolution. Et comme toujours, les Français ne savent pas reconnaître les créateurs. Charpentier a composé pour les Ondes. Jolivet aussi, il avait écrit en 1931 une oeuvre magnifique, Danse incantatoire. Varese a récrit Equatoriales : il l’avait composé pour Theremin et il l’a retranscrit pour Ondes Martenot. Pierre Henry et Pierre Schaeffer ne s’en sont pas servis. Schaeffer, c’était un homme extraordinaire, mais il voulait faire autre chose, il voulait utiliser du bruit, le plus de bruit possible. Il était moins musicien. Pierre Henry, c’est pareil.

J.G. Vous avez joué dans plusieurs genres et plusieurs domaines.
J.L. Après la guerre, j’ai tout de suite appris mon métier en faisant des variétés pour Edith Piaf, Tino Rossi, avec des gens qui savaient très bien chanter. J’ai fait aussi du jazz et beaucoup de musiques de films, mais je ne me souviens pas très bien. Avec Joseph Kosma, ou Maurice Jarre et Pierre Boulez, en fait j’ai remplacé Pierre Boulez, qui jouait aussi des Ondes Martenot, c’est d’ailleurs ça qui l’avait fait connaître. Je l’ai remplacé au théâtre Marigny. En tant que musicienne, j’ai beaucoup travaillé pour l’Unesco. On me projetait des images filmées aux quatre coins du monde et j’improvisais dessus : je les sonorisais. Les Ondes Martenot sont un instrument typique pour l’improvisation, comme l’orgue.

J.G. Comment avez-vous vu l’écriture pour les Ondes Martenot se développer ?
J.L. Au début c’était une petite boîte, à laquelle Martenot a rajouté un dessin de clavier pour se repérer : il a fait le tour du monde avec sa petite boîte… Il a fait écouter sa musique à Ravel, qui lui a dit « C’est un son merveilleux. C’est fantastique, mais il faudrait que le clavier puisse vibrer. » Et c’est comme ça que Martenot, en 1937, a inventé le clavier de l’instrument.
J.G. Pour faire ma musique, j’utilise tout un tas de claviers, de synthétiseurs… La plupart de ces instruments ne permettent pas aux musiciens de préserver leur contrôle. Avec les Ondes Martenot, on contrôle le son, le timbre…
J.L. C’est un contrôle humain. Je trouve que pour la musique, c’est mieux que ce soit l’être humain. C’est une affaire de goût, mais les synthétiseurs, je ne connais pas bien. Les synthétiseurs, pour les sons, c’est extraordinaire, ça c’est vrai, pour les timbres aussi, mais pour la sensibilité humaine, non.
J.G. Vous avez une vision très généreuse de ces instruments-là.
J.L. Mais c’est nécessaire parce que j’ai une vision généreuse de l’être humain.Tant qu’on est sur terre, en tant que forme humaine, il faut avoir une grande vision. La tristesse, c’est de ne pas savoir où l’on est, où l’on va. Au ciel, je ne sais pas, mais en tout cas, tout ce qui est ici sur terre, c’est nous, êtres humains, et il faut s’arranger avec ça. Sinon, il faut supprimer la vie.
Si on aime la vie, il faut respecter l’amour comme la musique : parce que c’est ce qu’on a reçu de plus précieux ici-bas.

Pour finir, on aura compris que la main, au bout de la sensibilité, est essentielle au musicien.

Et je crois bien qu’on peut comprendre l’artiste à sa manière de jouer… démonstration :



9 Réponses

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  1. Pas le temps de tout lire pour l’instant, mais je tenais à dire : merci Randal 😉

    alainbu

    11 novembre 2010 at 20 h 00 min

    • ayé j’ai tout lu et tout écouter, je confirme que ce billet est passionnant, d’autant que je ne connaissais pas grand chose de cet instrument.

      alainbu

      12 novembre 2010 at 8 h 56 min

  2. theremin et ondes martenot, ce sont des instruments à la fois magiques et inquiétants, on sait pas très bien dans quelle partie de la tête écouter ces sons… merci pour cet article, d’autant plus que c’est agréable de se remettre en mémoire des choses auxquelles on ne pense plus jamais.

    zozefine

    11 novembre 2010 at 21 h 56 min

  3. Ce billet, régénérant, de Randal, c’est comme s’il nous disait « Maintenant on se tait quelques minutes… et on écoute… »

    Et c’est vrai que ça fait du bien.

    julesansjim

    11 novembre 2010 at 22 h 04 min

  4. Excellente étude. Ils sont fabuleux ces instruments qu’on a entendu….au moins une fois(Brel), dans écouter.
    Je me suis mis immédiatement à la recherche d’un CD de Jeanne Loriot.
    Merci Gavroche de cette information. Ce site est une mine culturelle.
    Je vais essayer de suggérer à Frédéric Taddéi d’élargir le champ de ses invitations à « Ce soir ou jamais ». Car les groupes qu’il convie sont généralement d’une grande indigence, tant par leur musique que par la langue : que de l’Américain.

    papounic

    12 novembre 2010 at 17 h 53 min

  5. Bienvenue Papounic, ça te va bien, je trouve 😉

    L’article est signé randal, rendons à César ce qui lui appartient…

    Aux z’amis : Papounic est un vieux pote à moi…
    Et pas un pote âgé…!

    Bon, je sors…

    Gavroche

    12 novembre 2010 at 18 h 23 min

  6. j adore la version  » le plat pays  » en ondes martenot Sublime a écouter !

    Anonyme

    1 Mai 2014 at 22 h 48 min

  7. Bonjour,

    Dans le livre de Serge Elhaik paru récemment, François Rauber indique que c’est Janine De Waleyne qui joue des ondes dans la version de 1959. -(p.1693)

    Cordialement,

    Sébastien

    Anonyme

    1 décembre 2018 at 10 h 39 min


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