LES VREGENS

Pour Jean-Claude Michéa

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Socialiste libertaire, communautarien et décroissant, qui n’hésite pas à tacler la gauche ou la religion du progrès, Jean-Claude Michéa n’est pas de ceux qui se laissent facilement enfermer dans une case. Une originalité qui lui a valu de nombreuses attaques de son propre camp – Frédéric LordonPhilippe CorcuffSerge HalimiLuc BoltanskiIsabelle GaroJean-Loup Amselle, pour ne citer que les plus connus. Pourtant, depuis plus de vingt ans, le Montpelliérain s’échine à mener une critique radicale et originale du libéralisme et à réhabiliter les classes populaires et leurs pratiques – comme le football –, ignorées et méprisées par les politiques de droite comme de gauche. Nous devons en partie au philosophe la popularisation récente de l’écrivain George Orwell, ainsi que l’introduction en France de la pensée du sociologue et historien américain Christopher Lasch. Notre admiration pour ce « penseur vraiment critique », comme le qualifient les éditions L’Échappée, n’est un secret pour personne. Nous avons décidé de vous offrir un extrait de son nouvel ouvrage, intitulé « Notre ennemi, le capital » (Climats), qui paraît ce 11 janvier 2017 et qui s’appuie sur l’entretien qu’il nous a accordé en février 2016. Dans cette scolie, Michéa donne des pistes pour la mise en place d’un mouvement social réellement populaire, radical et anticapitaliste, tout en nous éclairant sur nos échecs récents, notamment sur Nuit debout.

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On pourrait définir le “socialisme des intellectuels”, au sens où l’entendait Jan Makhaïski, comme celui qui voit d’abord dans la “Révolution” une fin en soi et la clé ultime de toute rédemption personnelle (le Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev, écrit en 1868, représentant la forme la plus extrême d’un tel point de vue). C’est donc uniquement dans ce cadre psychologique qu’a pu se former l’étrange question du “sujet révolutionnaire”, autrement dit de ce groupe humain privilégié dont la “mission historique” serait de faire advenir le paradis sur terre. Or, dans la mesure où cette approche clairement messianique conduit inévitablement à considérer ce “sujet révolutionnaire” comme un simple moyen d’accomplir les prophéties de la Théorie, il va de soi que le statut privilégié de ce dernier ne peut jamais être garanti. Si, donc, pour telle ou telle raison, le prolétariat indigène ou la paysannerie locale en venait à décevoir les espérances intellectuelles qui s’étaient religieusement portées sur eux, un autre groupe élu ne manquerait pas de prendre aussitôt la relève, qu’il s’agisse des immigrés, de la jeunesse, des femmes, du lumpenprolétariat, ou même, comme chez Judith Butler, des drag-queens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tant d’intellectuels de gauche en concluent si allègrement aujourd’hui, que le “peuple n’existe pas” (ce qui les dispense, au passage, d’avoir à s’interroger plus longuement sur les racines réelles de leur mode de vie privilégié). Entendons par là que seuls importent à leurs yeux la Théorie juste et ses gardiens autoproclamés.

C’est donc, à coup sûr, l’un des principaux mérites de Podemos que d’avoir rompu, dès le départ, avec cette vision sacrificielle de la Révolution et, du même coup, avec ce « monde de la haine et des slogans » (Orwell) qui en est le complément inévitable. Ce qui singularise, en effet, les fondateurs de ce mouvement, c’est avant tout leur empathie peu commune – du moins dans le monde intellectuel et universitaire – avec “ceux d’en bas”, quelle que soit l’histoire particulière de chaque membre des classes populaires et son degré présent de conscience idéologique.

[…] Ce n’est, vraisemblablement, que si l’on commence à s’adresser aux “gens ordinaires” sur ce ton simple et chaleureux – à mille lieux, par conséquent, du discours autistique qui caractérise la plupart des organisations militantes d’extrême gauche – qu’il deviendra alors éventuellement possible de dépasser les limites “keynésiennes” du programme initial (celles que Pierre Thiesset avait relevées à si juste titre (voir La Décroissance de février 2016 – NDLR)). Et d’entreprendre ainsi, dans un second temps – grâce, entre autres, aux habitudes prises de débattre et de luttes en commun – de s’attaquer de façon plus radicale aux fondements même d’un système « qui ne va pas questionner tes idées, quelles qu’elles soient, ni regarder la couleur de ta peau ou ton lieu de naissance, quand il t’enlève ton logement, quand il t’expulse de ton travail et quand il limite de plus en plus le domaine de décision de la démocratie ».

[…] Les lieux les plus propices à la prise de conscience et à la révolte des gens ordinaires sont, en effet, presque toujours ceux où ils vivent (le quartier, le village ou la commune) et ceux où ils travaillent (l’usine, l’atelier, la ferme, le bureau, l’école, l’hôpital, etc.). Non seulement parce que c’est sur ces lieux où se déroule la plus grande partie de leur existence quotidienne que leur puissance d’agir en commun est logiquement la plus facile à réveiller (protestation contre la fermeture d’une école ou de la maternité locale, une pollution industrielle, un plan social, des conditions de logement indécentes, l’insécurité quotidienne, etc.). Mais aussi, et surtout, parce que ce sont ces territoires premiers qui constituent le principal lieu d’initiation à la vie commune – laquelle inclut, entre autre, l’habitude de discuter avec le voisin ou le collègue qui ne pense pas forcément comme nous (une habitude qui se perd facilement, en revanche, dès qu’on se retrouve enfermé dans l’entre-soi d’une secte religieuse ou politique). Et donc l’un des lieux d’apprentissage privilégiés du débat démocratique et du dépassement quotidien des “contradictions au sein du peuple”.

[…] Une organisation qui se donnerait réellement pour objectif de rendre la parole et le pouvoir à ceux d’en bas ne pourra donc réussir à mettre en mouvement ces derniers et leur permettre ainsi de prendre réellement conscience par eux-mêmes de la nature réelle du système qui mutile leur puissance de vivre, que si elle parvient à s’enraciner durablement dans ces territoires premiers […]. Or, dans l’état de décomposition avancée qui est devenu celui de presque toutes les formes de médiation politiques, syndicales ou associatives traditionnelles (et l’atomisation libérale du monde a évidemment joué un rôle central dans une telle décomposition) cette volonté d’aller au peuple – pour reprendre la formule des populistes russes – se heurte à des obstacles beaucoup plus puissants qu’autrefois. Le réflexe naturel des nouveaux mouvements sociaux – y compris, par conséquent, de Podemos – est donc, dans un premier temps, de chercher à compenser cette absence initiale d’enracinement populaire en se reportant de façon massive sur le nouveau monde des “réseaux sociaux”. On ne saurait, bien sûr, les en blâmer. C’est là, en effet, non seulement l’une des façons les plus efficaces, de nos jours, de court-circuiter les médias officiels et ces organisations politiques traditionnelles que la « loi d’airain de l’oligarchie » (Robert Michels, Les Partis politiques, 1914) a peu à peu conduit à se refermer sur elles-mêmes et à se couper ainsi des gens ordinaires. Mais c’est également l’un des moyens les plus rapides de mettre en œuvre certaines procédures de décision qui sont au moins aussi “démocratiques” que celles qui relèvent d’une logique purement représentative (c’est Proudhon qui disait qu’il « faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent »).

Le problème c’est que cet univers scintillant des nouveaux réseaux sociaux est tout sauf politiquement neutre. D’une part, en effet, parce qu’il matérialise, dans sa structure même, tous les effets de la vision “siliconienne” du monde : « Au lieu de construire des murs – se vantait par exemple Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook – nous pouvons aider les gens à construire des ponts. Au lieu de diviser les gens, nous pouvons les rassembler. Et nous le construisons une connexion à la fois, une innovation à la fois, jour après jour. » Discours de propagande parfaitement rôdé, mais qui confirme amplement, une fois décodée la novlangue “citoyenne” (et notamment la fameuse opposition libérale des “ponts” et des “murs”) que ces nouveaux “réseaux sociaux” ont bien été conçus et mis au point par le capitalisme cool de la Silicon Valley dans le seul but – selon la formule de Guy Debord – de « réunir le séparé en tant que séparé«  (ce que Sherry Turkle décrit pour sa part comme le fait d’être « seuls ensemble » et Jean-Pierre Lebrun comme celui de « vivre ensemble sans autrui ». À ce titre, ils présupposent donc un monde dans lequel cette connexion perpétuelle de tous avec tous trouve, en réalité, son principe ultime dans le déclin préalable, et toujours plus poussé, de tous les liens sociaux primaires […].

Mais ce nouveau monde des réseaux sociaux n’est pas simplement lié à un projet de société – censé être plus “égalitaire” et plus “horizontal” – dans lequel la connexion aurait définitivement pris le pas sur le lien social […]. Dans la mesure où il exige un certain nombre de moyens technologiques sophistiqués, beaucoup de temps libre (comment passer ses nuits debout lorsqu’on doit se lever chaque matin ?) et, surtout, certaines habitudes culturelles spécifiques (par exemple celle de vivre les yeux constamment rivés sur l’écran de son ordinateur ou de son smartphone) – il conduit presque immanquablement, dans les faits, à conférer un poids social et politique disproportionné aux nouvelles classes moyennes des grandes métropoles (et particulièrement à leur jeunesse). Or s’il est incontestable que ces classes – organiquement liées à l’encadrement technique, managérial et culturel du mode de production capitaliste – sont de plus en plus touchées par la crise et la précarité (notamment depuis 2008), il est non moins incontestable que leur statut social ambigu (et leur mode de vie encore relativement privilégié si on le compare à ce que doivent subir quotidiennement ceux d’en bas, notamment dans le monde rural) ne les prédispose guère, du moins pour le moment, à remettre en question de façon réellement cohérente l’imaginaire du capitalisme de consommation. Il suffit de songer ici, entre mille autres exemples, à leur confiance naïve dans les vertus supposées “émancipatrices” du libéralisme culturel et de la “mobilité”, à leur mépris constitutifs de toutes les “frontières” existantes, ou encore à leur croyance que l’État-nation (lui-même le plus souvent réduit par les fractions les plus extrémistes de la jeunesse de ces nouvelles classes moyennes à sa seule présence policière) constituerait encore le véritable centre de décision du pouvoir capitaliste moderne. Alors même – comme le soulignait ironiquement Thomas Frank – qu’aujourd’hui, s’agissant du monde marchand et financier, « le problème vient plutôt du fait que l’État ne régule et ne contrôle à peu près rien ».

[…] Cela ne veut bien sûr pas dire qu’un mouvement social qui entendrait prendre appui de façon privilégiée, au départ, sur les réseaux sociaux et les technologies numériques serait, du même coup, condamné à l’échec (d’autant que l’approfondissement, à terme inévitable, de la crise de l’économie capitaliste mondiale ne manquera pas de dissiper une grande partie des illusions que ces nouvelles classes moyennes entretiennent encore sur le “progrès”, la “croissance” et la “modernité”). Mais cela implique, en revanche, que tout mouvement de ce type devra très vite prendre conscience des limites constitutives de la prétendue “démocratie numérique”. […] Il ne s’agit donc pas de bannir définitivement – surtout en ces temps difficiles où la donne politique est presque entièrement à refaire – tout usage politique des technologies numériques […]. Mais, avant tout, de prendre enfin conscience que le temps est désormais venu d’apprendre à penser avec les réseaux sociaux contre les réseaux sociaux.

 

Nos Desserts :

 

Lien sur l’article original

Je vous invite à lire ces desserts, et notamment les deux articles de février 2016.

Et à consulter ce blog étonnant et jubilatoire : Le comptoir

A le lire, on se sent moins seul …

Et bien entendu, le dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le Capital, paru il y a quelques jours…

9782081395602

Written by Gavroche

14 janvier 2017 à 12 h 18 min

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