LES VREGENS

La classe nuisible

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Ce quelque chose survenu il y a une dizaine d’années nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles ».

Pier Paolo Pasolini 1975
– un peu avant sa mort

Cette semaine, j’ai lu le remarquable article de Frédéric Lordon sur le site tout aussi remarquable Lundi matin.

Quelque peu désabusé (comme beaucoup d’entre nous) Lordon évoque cette France macronisée, moisie, frileuse, bref, détestable :

puisqu’il est décidé que tout, absolument tout, est monnayable, même le « lien social » est tarifé…

« la France de Macron » n’est qu’une petite chose racornie, quoique persuadée de porter beau : c’est la classe nuisible.

La classe nuisible est l’une des composantes de la classe éduquée, dont la croissance en longue période est sans doute l’un des phénomènes sociaux les plus puissamment structurants. Pas loin de 30% de la population disposent d’un niveau d’étude Bac+2 ou davantage. Beaucoup en tirent la conclusion que, affranchis des autorités, aptes à « penser par eux-mêmes », leur avis compte, et mérite d’être entendu. Ils sont la fortune des réseaux sociaux et des rubriques « commentaires » de la presse en ligne. La chance de l’Europe et de la mondialisation également.

Car la classe éduquée n’est pas avare en demi-habiles qui sont les plus susceptibles de se laisser transporter par les abstractions vides de « l’ouverture » (à désirer), du « repli » (à fuir), de « l’Europe de la paix », de « la dette qu’on ne peut pas laisser à nos enfants » ou du monde-mondialisé-dans-lequel-il-va-bien-falloir-peser-face-à-la-Russie-et-aux-Etats-Unis.

La propension à la griserie par les idées générales, qui donnent à leur auteur le sentiment de s’être élevé à hauteur du monde, c’est-à-dire à hauteur de gouvernant, a pour effet, ou pour corrélat, un solide égoïsme. Car la demi-habileté ne va pas plus loin que les abstractions creuses, et ignore tout des conséquences réelles de ses ostentations abstraites. En réalité, elle ne veut pas les connaître. Que le gros de la société en soit dévasté, ça lui est indifférent. Les inégalités ou la précarité ne lui arrachent dans le meilleur des cas que des bonnes paroles de chaisière, en tout cas aucune réaction politique. L’essentiel réside dans les bénéfices de la hauteur de vue, et par suite d’ailleurs la possibilité de faire la leçon universaliste aux récalcitrants. En son fond elle est un moralisme – comme souvent bercé de satisfactions matérielles. Sans surprise, elle résiste à la barbarie en continuant de boire des bières en terrasse

Cette classe nuisible, c’est en grande partie celle que j’ai retrouvée sur Médiapart, dans les articles des journalistes, et dans la plupart des blogs des abonnés (et dans les commentaires, effectivement) et c’est la raison pour laquelle j’en suis partie en claquant la porte. Lordon dit très bien, de manière claire, les raisons du malaise que je finissais par ressentir en les lisant. Je n’y étais plus à ma place.

J’avais déjà tiqué sur la « ligne éditoriale » de ce journal en ligne, prétendument indépendant (désormais, j’ai franchement des doutes) qui :

– publie comme par hasard, une enquête sur Fillon (pour lequel je n’ai aucune sympathie) à la veille de la campagne, alors que le dossier était connu depuis des mois, voire des années. Je me suis d’ailleurs posé la question : pourquoi maintenant ?

– a systématiquement cogné (oh, avec élégance, hein, on est pas des bœufs, juste quelque peu hypocrites) sur la France insoumise et sur Mélenchon (pour lequel je n’ai pas voté non plus, parce que pour moi, il n’allait pas assez loin) en mettant en une tous les billets opposés à la FI, y compris un certain nombre de bouses mal écrites, mais qui servaient son dessein.

– roule en l’occurrence, comme les autres et presque ouvertement, pour le banquier à cravate, avec un article du nouveau M. Anastasie qui valait son pesant de cacahuètes, sur le sexisme des commentaires vis à vis de … Madame Macron… (alors que les mêmes commentaires vis-à-vis de Pénélope n’avaient pas soulevé la moindre … censure) comme si Madame avait la moindre espèce d’importance…

… et surtout, avec un « live » gentiment offert au futur petit chef par la rédaction, la veille du scrutin…

Libé, l’Obs, Médiapart, plus beaucoup de différence.

Du reste, je ne suis pas la seule à le penser, Pierre Rimbert l’a écrit bien mieux que je ne saurais le faire dans un article du dernier Diplo : un barrage peut en cacher un autre

Chipie comme je suis, juste avant de quitter le navire, j’avais mis ce texte en ligne sur mon blog médiapartesque. Il a été supprimé pour « atteinte à la loi de la presse ».

Bref.

Pendant ce temps, de vrais journalistes, pas mainstream, pas invités sur les plateaux de télé ni par Patrick Cohen, pas soutenus mais au contraire systématiquement empêchés de faire leur travail, harcelés par les flics (voire menacés de mort), par la prétendue justice (désormais au service de la police, qui a les mains libres pour faire taire toute contestation) bref, par le pouvoir, vont se taire. Bientôt. Juste pour pouvoir vivre.

Le pouvoir s’acharne contre Gaspard Glanz

Gaspard Glanz, le journaliste « à tuer direct »

Requiem for a dream, Taranis News va ralentir les publications jusqu’en septembre

Gaspard Glanz a raison :

La France ne chérit plus sa liberté. Elle se satisfait du médiocre et du prêt-à-penser. Elle s’enflamme un million de fois plus pour une faute d’arbitrage dans un match de foot, que contre l’interdiction de donner de la nourriture et de l’eau à des réfugiés. Elle accepte que ses libertés lui soient arrachées simplement pour ne plus ressentir l’angoisse en regardant un journal de 20h. Oui, ça coupe l’appétit de voir la misère, de savoir qu’en bas de chez soi des gens souffrent, dorment et meurent dans la rue, sont pourchassés et traités comme des chiens. Oui, c’est dur de voir ses enfants se faire tirer dessus par sa propre police. Oui, ce n’est pas facile d’accepter de vivre dans un pays qui devient raciste et qui l’assume. Un pays qui frappe ses citoyens sans raison, qui ruine les vies d’innocents, qui pourchasse les témoins, qui emprisonne les journalistes, qui gouverne par ordonnance comme Louis XIV… Jamais nous n’avions autant eu besoin de journalistes pour le dire, pour le démontrer. Pour le dénoncer.

Il faut continuer à faire entendre les voix discordantes. Ceux qui ne comprennent pas que les progrès sociaux naissent dans la douleur et les confrontations seraient bien avisés d’ouvrir un livre d’Histoire de France. Il faut continuer à faire entendre les voix des faibles et de leurs défenseurs, des indésirables, des persécutés, des victimes de guerres qui ne sont pas les leurs. De ceux qui les aident. Pour ça il faut des gens qui ont encore le courage de le faire, malgré les « éléments de langage », malgré la précarité, malgré les pressions, malgré les intimidations, malgré les menaces, malgré les malheurs et les souffrances.

La classe nuisible évoquée par Lordon, elle l’est vraiment. Nuisible, mortifère. Elle nous entraîne avec elle.

Parce que pendant que ça ronronne gentiment, dans mon pays, la police « républicaine » (©Mélenchon) harcèle les plus plus pauvres, enfants compris. « Eux comme les autres », disent-ils.

A Calais, les policiers riaient en me frappant

«On sert des petits-déjeuners aux migrants depuis plusieurs mois. Vendredi, les gendarmes nous ont dit que la distribution était interdite entre 9 heures et 18 heures. Ce matin, les policiers nous ont dit que c’était interdit. Je leur ai demandé l’autorisation de donner de l’eau, c’était non. Et pour une petite famille qui vit dans un conteneur, un couple afghan et leurs trois enfants de 2, 5 et 7 ans, j’ai dit : « Même pas un verre d’eau aux enfants ? » Le policier a répondu : « eux comme les autres ».»

Oui, ça m’a rappelé ce que j’avais appris dans les livres d’histoire :

La collaboration de la police française, dans la zone occupée, a été décisive pour la mise en œuvre de la « Solution finale » nazie. L’Allemagne hitlérienne s’est servie de la police française pour faire régner l’ordre et réprimer les « terroristes » : communistes, gaullistes, francs-maçons, « anarchistes » et autres résistants. Cette police qui s’est elle-même chargée du recensement des Juifs, de leur arrestation et de leur rassemblement dans les camps de concentration, réquisitionnant pour cela les bus parisiens, et les trains de la SNCF. Soucieuse d’éviter une rébellion massive de la population française, la Gestapo pensait, avec raison, que de tels risques seraient minimisés si, au lieu de se charger elle-même des rafles, la police française le faisait.

Pendant ce temps, la classe nuisible profite.

Sur le dos des pauvres d’ailleurs, et sur le dos des pauvres bien de chez nous.

Dans un coquet pavillon en meulière, une cave louée 722 euros par mois
Dix ans sans voir la lumière du jour, dans le sous-sol humide… d’un coquet pavillon, dont le loyer engloutit les deux tiers des revenus de Monsieur V., 62 ans. C’est une meulière des années 1930 à la pelouse bien entretenue, dans le Val-d’Oise, divisée par son propriétaire en trois logements indépendants. La cave, de 47 m2, sombre et sans aération, il la loue à M. V. pour 722 euros mensuels. « J’ai emménagé là en urgence, après le décès de mon amie, ça avait l’air propre, juste un peu bas de plafond. Je travaillais 15 heures par jour, je rentrais juste dormir », dit-il à l’AFP. Puis « en hiver, des moisissures sont apparues sur les murs, le parquet, les livres, les vêtements ».

La classe nuisible se porte bien. Que le gros de la société soit dévasté, ça lui est indifférent.

***

Certains avaient même loué les vertus de cet empire capitaliste où se voyait offerte la paix du libre-échange. Nous les avions vus sanctifier l’ordre du Grand Marché, justifier les déchaînements de la finance et de ses banques, et consentir à ce qu’une vie – nos existences entières ! – puisse se retrouver confite sous la fascine du Caddie débordant et du « pouvoir d’achat ». Ils avaient chanté les fastes d’une quiétude épicière où le désir se sublime dans ce que l’on consomme, se réalise et se déréalise, s’épuise ainsi mais sans jamais se consumer, telle une persistance hostile au devenir.

la paix capitaliste et financière n’est pas la Paix. Elle est fourrière d’une barbarie qui domestique les barbaries anciennes sous l’arche des « mœurs douces » où fricotent les banquiers, les affairistes et les marchands. Au fil de son triomphe, cette barbarie perd de son invisibilité, voit surgir ses basses-fosses et déborder ses cales, se révèle en finale tout aussi virulente qu’une vieille arche de Noé où se concentreraient à des degrés divers toutes les virulences qui avaient existé… Ho ! que les morts massives en Méditerranée nous dessillent le regard ! Qu’elles nous permettent de distinguer les petites morts du quotidien, le désastre disséminé dans l’écume de nos jours, l’innommée catastrophe dont l’ombre en chiquetaille pèse à fond parmi nous de tout son impossible !…

Patrick Chamoiseau, Frères migrants

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