LES VREGENS

à la mémoire d’Alain

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(j’ai hésité à vous asséner ce nouveau texte.  dans cette nébuleuse des vrégens, cette famille d’élection et de cooptation, une des soeurs m’a rappelé que ce blog est le blog de nous toutes et tous. alors je le publie. mais pour les ceussettes et les ceusses qui sont un peu las des déballages persos, il n’est peut-être pas nécessaire de lire ce qui va suivre)

Alain, une histoire.

Alain, lisant « Logique de la communication », à Gy, en 1979…

Les histoires de vie toujours des histoires plus ou moins « réécrites ». D’autant plus lorsqu’on a été à la fois au centre et à la périphérie des événements. Au centre parce que l’on a été aveuglé, frappé en première ligne par ce qui arrive, et à la périphérie, parce que, placé au centre, on n’en voit pas les autres lignes de force, on n’en connait pas tous les acteurs.  De plus, cette histoire, je vais la faire courte, et je vais surtout raconter la fin, en donnant les éléments intéressant celle-ci. Mais avant, il y a eu la vie, Alain vivant.

Quand j’ai connu Alain, il avait 22 ans, et moi 20. Les débuts furent difficiles, il me provoquait, je réagissais, il m’énervait, et c’était réciproque. Mais l’amour prend parfois de drôles de chemins, et on a commencé assez vite à vivre ensemble. Un ami commun m’avait bien avertie : « c’est un type formidable, mais il a eu une vie terrible. Il te racontera ». Il m’a raconté : diagnostiqué psychotique (avec des catégorisations variables, de maniaco-dépressif à schizophrène) à 17 ans, il avait déjà vécu 3 internements « lourds », forcés. Mais parallèlement, bachelier à 17 ans, il avait étudié la théologie à Genève, et lorsque je l’ai connu, il était au Polytechnicum de Zürich, et était en train de finir sa thèse d’ingénieur agronome, spécialiste en entomologie. C’était un type brillant, intelligent, beau, charismatique.

Fils de banquier, il était très engagé politiquement et socialement, en opposition permanente avec les valeurs familiales. Il réfléchissait beaucoup à sa situation personnelle, et, lors d’une conférence sur la psychiatrie non-institutionnelle, il avait pris contact avec un avocat et un psychiatre, et ensemble, ils avaient fondé une association, l’ADUPSY (association de défense des usagers de la psychiatrie), qui intervenait à la demande pour tous les cas d’internement forcé. Alain voulait devenir psychanalyste jungien, et prévoyait, pour la rentrée 1980, commencer le Jung Institut à Zürich.

Mais une question le taraudait : comment prétendre devenir psychanalyste, alors qu’on prend des psychotropes ? De plus, il fréquentait pas mal de gens qui avaient une vision dangereusement romantique de la psychose, comme une sorte de porte ouverte sur la créativité et un libre accès aux mondes magiques de la pensée non-cartésienne.

En mai, il arrête brutalement de prendre ses médicaments, me quitte et commence assez vite à plonger dans une phase maniaque dont il ne sortira pas. Le 12 juin au petit matin, un flic frappe à la porte, et me demande si je le connais : il vient de se faire arrêter, nu sur la Plaine de Plainpalais, délirant, et très peu coopératif. Je vais le voir dans la cellule, et je ne le reconnais pas, physiquement. Etrange chose : son visage semble tiré en arrière par une sorte de génie malfaisant, il n’a pas dormi probablement depuis des jours, notre ami commun qui l’a recueilli la veille a fait tout ce qu’il a pu pour le faire « redescendre », mais autant essayer de retenir un barrage en train de s’écrouler. Et Alain est interné de force, à Bel-Air, en isolement.

Il fait appel à notre ami avocat de l’ADUPSY pour le faire sortir de sa cellule. Il faut dire que l’isolement, pour quelqu’un qui délire, ce n’est pas la joie, ni très rassurant : sols et murs carrelés jusqu’au plafond, faciles à nettoyer, bonde d’écoulement au centre, donc sol pentu, matelas par terre, fenêtre à 2 mètres de hauteur en verre dépoli, et toilette dont l’eau est commandée par l’extérieur, au bon gré des infirmiers. That’s all. C’était un mois de juin terriblement froid. Je ne l’ai vu qu’une fois au pavillon, 3 jours après son internement. Mais il délirait toujours autant, entendait des voix. Par contre, il demandait encore et toujours et très consciemment sa sortie de l’isolement. Et pour faire pression, refusait la médication. Bras de fer, mais pot de terre. Et j’ai tout de suite senti que ça se passait très très mal. Il faut dire qu’Alain, le dingue de l’association, était connu comme le loup blanc, on avait fait des manifs dans l’asile pour demander la sortie de patients internés de force, et le directeur a vu arriver ainsi, agneau déjà ficelé et paré pour l’autel, justement LE type à abattre.

Je suis allée voir la famille, avec laquelle j’avais aussi peu de contacts que possible, pour leur demander de faire transférer Alain dans un autre hôpital psychiatrique dans le canton de Vaud, dont le directeur était un type bien, et qui avait accepté de recevoir ce patient un peu trop encombrant. Mais le père connaissait le directeur de Bel-Air, Bel-Air qui était cité par l’OMS comme le meilleur hôpital psychiatrique à l’est du Pecos, bref, il avait toute confiance. Nous n’étions pas mariés, je n’avais aucun droit sur Alain, j’étais totalement impuissante, et, comme je faisais partie de l’ADUPSY, non seulement j’étais impuissante, mais on m’a dès lors refusé toute visite. Je ne l’ai jamais revu.

Alain résistait aux médicaments. Au bout d’une semaine, négociation entre Alain et le directeur : on le sort de l’isolement, mais il accepte une cure de sommeil lourde. Alain accepte. Et, traîtrise, la cure de sommeil commence (un cocktail effarant de 6 médicaments différents) mais en cellule d’isolement. Et là, ça dérape. Alain, trahi, résiste au sommeil, et les infirmiers augmentent les doses. Alain tousse, car il fait froid. Mais aucune mesure n’est prise (une bronchite lors d’une cure de sommeil est une indication absolue d’arrêt de la cure).  Les infirmiers font des tours de garde, mais minimum syndical, toutes les 2 heures (une cure de sommeil lourde se passe sous monitoring permanent et en milieu hospitalier permettant une réanimation en cas d’arrêt respiratoire/cardiaque). Dans la nuit du 30 juin, à 4 heures du matin, l’infirmier regarde par le judas (il n’entre pas, ne vérifie pas les signes vitaux), Alain chantonne « C’est la lutte finale… »… Quand il repasse 2 heures après, Alain est mort sur son grabas, nu, noyé par son vomi et ses glaires qu’il n’arrivait pas à expectorer, à cause d’une over-dose de médicaments.

Il y a des moments dans la vie qui sont tels que, si on vous propose aimablement non pas de mourir, mais de revivre votre vie – à condition de la revivre entière – vous refusez l’aimable proposition. Lorsque le frère (cardiologue) et la belle-sœur (psychiatre) d’Alain ont sonné à ma porte ce matin-là pour m’annoncer sa mort, c’est un moment comme ça que j’ai vécu, un moment qui fait qu’on dit « non, merci beaucoup, mais je ne repasse  pas par là ».

10 ans, ça a duré, la bataille juridique, les étripages d’experts, les dénis de justice, ça a épuisé 3 juges d’instruction… J’ai été partie civile jusqu’au bout, la famille a vite laissé tomber (elle ne s’y était engagée à reculons que parce que le chef de l’IML, également un ami du père, lui avait dit que cette mort était suspecte ; mais le père avait pris pour avocat son avocat d’affaires…). Chaque lettre, chaque téléphone de mon avocat me faisait vomir de colère, de chagrin, d’écoeurement. En soi, cette instruction, qui a abouti à un non-lieu, demanderait un bouquin entier. Chaque chose que j’ai écrite ici est consignée, a été vérifiée. Une chose est sûre : j’en suis sortie avec une haine durable pour le corporatisme syndical, les institutions frileuses, la psychiatrie et les psychiatres.

Des gens ont été formidables, de gauche et de droite, des gens ont été lamentables et minables, de gauche et de droite. Et, il faut bien le dire, surtout de gauche (le directeur de l’asile était au PS, et tous les infirmiers syndiqués PS… ainsi que mon avocat). Des journalistes ont fait un vrai boulot d’enquête, il y a même eu un petit papier au Canard, des livres ont été écrits, le directeur a été déplacé (c’est le CNRS en recherche neuro-psychiatrique à Marseille qui en a hérité), il semblerait que les traitements à Belle-Idée (on a même rebaptisé Bel-Air…) aient bien évolué.

Mais le fait est : toucher à cet immonde salopard qui a tué Alain, c’était impossible, politiquement, institutionnellement, socialement. Mon avocat n’a jamais voulu attaquer les lampistes (les infirmiers, les médics, la surveillance). Moi, je m’en serais contentée : le procès aurait eu au moins la vertu de démontrer les déficiences scandaleuses qui ont conduit à la mort d’un jeune homme de 27 ans, une force de la nature en pleine santé, en 15 jours, dont 10 sous cure de sommeil…

J’ai dit quelques mots de la famille. On parle de familles névrogènes. Juste après la mort d’Alain, à l’asile, je rencontre sa sœur, qui vient de le voir à la chapelle ardente (encore une anomalie : c’est l’asile psychiatrique qui procède aux autopsies, à moins qu’il y ait souçon (extérieur) sur les causes de la mort). Elle me conseille d’aller le voir car « il est si beau, il a l’air tellement en paix, enfin ! ». Je vais rendre visite au reste de la famille, le père me serre dans ses bras, « je perds un fils mais je gagne une fille ». Pendant l’internement, avant la cure de sommeil : la seule personne qui ait été autorisée à le voir, c’est son père, justement. Il est venu, souvent. Alain a même essayé de lui casser la gueule, il n’aimait pas son père. Mais ça, c’est très très mauvais dans le Cardex, le petit carnet où le corps médical consigne scrupuleusement toutes ces petites fantaisies comportementales si caractéristiques d’une folie dangereuse (mais personne ne s’est jamais préoccupé de savoir qui Alain avait envie de voir, pendant son internement. Il n’a jamais cassé la gueule à notre avocat, par exemple).

Quelques jours après sa mort, dans l’incroyable coton hébété dans lequel j’essayais de survivre, complètement KO de chagrin, je me préoccupe soudain de son enterrement. L’autopsie est finie, je le sais par mon avocat. Je me dis qu’il a dû être enseveli dans un des cimetières de Genève, et comme je n’ai plus le moindre contact avec la famille, je commence à en faire le tour, en demandant s’ils n’ont pas enterré récemment Alain X. Pour finir : « Oui, je l’ai trouvé, il est là ». « Vous pouvez me dire où il est ? » « Oh, c’est pas difficile, les cendres ont été mises à la fosse commune ». Les cendres, la fosse commune, oui. Ce fils de banquier a été incinéré (la famille possède un superbe caveau familial), et les cendres mises à la fosse commune. Je sanglote. « Mais ne vous inquiétez pas, c’est là qu’on met toutes les fleurs des autres tombes, c’est toujours fleuri ». Il n’y a aucun lieu, aucune pierre tombale avec son nom écrit dessus. Il figure dans un registre. Je n’ai jamais eu un endroit où aller me recueillir.

Les affaires d’Alain. Comme au moment de son internement, il vivait ailleurs, les affaires qu’il avaient emportées m’ont échappé. Je n’ai hérité que de son petit chat, Tchi-Tao, qui est à la source de ma vie de mémère à chats. Par contre, ce qu’il avait laissé chez nous a fait l’objet d’une bataille épique : la famille voulait tout brûler. Brûlé déjà tout ce qui avait été pris dans l’autre appartement. J’ai concentré mes maigres forces sur un carton à dessins, dans lequel il avait mis des centaines de mandalas qu’il peignait régulièrement. La sœur disait que cela devait disparaître et de toute façon que je n’y avais aucun droit, et moi, je trouvais insupportable que tout ce qui avait appartenu à Alain soit brûlé, et en particulier ses mandalas. Négociation, et j’arrive à une position que la famille et moi pouvions accepter : la sœur et moi, chacune tenant un angle, nous avons apporté le carton à dessins chez le psychanalyste d’Alain, nous avons regardé ces peintures ensemble dans la salle d’attente, et puis nous avons remis ce carton au psy, pour toujours. Quelque part, à Genève, dans un grenier, il y a le carton à dessins d’Alain.

Je voulais savoir comment l’incinération et la fosse commune avaient été décidés, qui il y avait au funérarium, pourquoi je n’avais pas été avertie. Alors voilà comment ça s’est passé : pas de cérémonie religieuse, pas un mot, pas une fleur, pas de musique, pas d’amis. Seuls présents au moment de la crémation, les deux personnes qu’Alain haïssait le plus : son père, et le psychiatre ayant signé son 1er internement forcé, à 17 ans. C’est tout.

Une dernière chose : la Grèce. Alain avait fait du grec ancien, et il adorait ce pays. Quant à moi, j’étais déjà passée par là, de multiples manières. Lorsqu’il a commencé à faire ses recherches pour sa thèse en entomologie, il est parti en Crète, à Xhania, à l’institut d’agronomie, et a participé à l’élaboration de la lutte contre la mouche de l’olivier sauvage. Il y est resté 6 mois, pendant lesquels je lui ai rendu visite (on est allés piéger ensemble ces fameuses mouches), et il en est revenu parlant couramment grec, avec un bon accent crétois. Dès qu’on avait des vacances, on filait, vite vite vite, sur les routes, traverser Genève à l’aube, descendre l’Italie, arriver à Ancona, le ferry, au matin Patras, ouf, on y était. Le 1er voyage s’est fait en Lambretta, je vous dis pas l’état de nos dos au retour ! Ensuite 2CV, ensuite Honda 125, et pour finir, notre belle Honda 550. Je me rappelle, j’étais toujours frigorifiée. On se disait qu’on avait envie de vivre dans ce pays, de cultiver des oliviers, de faire du vin, au fin fond du Péloponnèse ou en Crète, dans les montagnes…

Au fil du temps, on avance, on vit, et autour de soi d’autres meurent, jusqu’au jour où on est soi-même embarqué sur l’esquif de Charon, à payer sa pièce. En attendant, on vit, en portant avec soi et en soi nos morts bien-aimé(e)s, comme un fardeau très léger, comme un souffle très lourd.  Je n’ai trouvé, à mon chagrin, qu’une réponse : vivre pour deux, vivre pour dix, vivre pour toutes et tous une vie un peu digne, une vie un peu dingue, en leur nom.  Ma vie, je la dédie donc, entre autres, à Alain.

Written by zozefine

13 février 2011 à 12 h 54 min

Publié dans Non classé

17 Réponses

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  1. Impossible pour moi de ne gratifier ma lecture de ce magnifique et déchirant récit d’amour que par un silence gêné. Difficile aussi de trouver des mots qui honorent la mémoire d’Alain et la qualité de ton évocation. Essayons tout de même.

    Je n’ai eu que des rapports très distanciés avec la folie ou la souffrance psychique au cours de mon existence. Mais suffisamment pour en retirer quelques enseignements.
    D’abord, j’ai partagé 10 ans de ma vie avec une étudiante en médecine devenue, au sortir de son internat, psychiatre, puis pédo-psychiatre. Ceci m’a conduit à fréquenter de l’intérieur le milieu des psys, la littérature et la culture psy et même quelques hôpitaux psys (Maison Blanche, Ville Evrard…). C’est durant cette époque que je me suis intéressé au courant anti-psychiatrique anglosaxon (Laing et Cooper) vu le film « Fous à délier » où les schizophrènes prennent la parole, le travail de Tony Lainé avec son « complice » Daniel Karlin, « La raison du plus fou »…, Dolto, et le lien vers la pédagogie institutionnelle (Loureau,F.Oury…)
    Ce fut en quelque sorte une période où le fait de m’intéresser aux marges, et notamment à ce que le monde conventionnel appelle par commodité « la folie », m’a beaucoup appris sur l’envers de la vie quand être au monde est une souffrance insupportable.

    Ensuite il y eu des ruptures. Toutes douloureuses. Celle avec ma compagne « psy », puis le suicide de l’une de ses sœurs (après 15 ans de psychanalyse infructueuse), puis les multiples tentatives d’automutilations de la sœur d’une nouvelle compagne (plusieurs visites à Berck où elle tentait de « se réparer » physiquement et psychologiquement) et enfin le suicide de l’ex-mari de mon actuelle compagne, que j’évoquais en septembre sur le blog.

    Des personnalités telles que celle de ton ami Alain font de ces êtres si attachants, des comètes, des étoiles filantes, insaisissables, inaccessibles. C’est peut-être ce qui nous fascine lorsqu’on tente de les approcher, de les aimer, attirés/repoussés comme par un aimant ? C’est peut-être à cet idéal désespérément inatteignable que pensait André Breton lorsqu’il parlait d’Amour fou ?

    julesansjim

    13 février 2011 at 15 h 25 min

  2. Jul m’a devancée pour dire combien il est difficile d’intervenir après un tel récit.
    Je ne peux qu’enchaîner sur sa « fin ».
    Je pense depuis longtemps qu’être « fou » (là je parle comme ma mère qui me citait Bel Air régulièrement), c’est mieux avoir compris la vanité de la vie qu’on veut nous imposer. C’est pouvoir tout comprendre, tout palper, tout sentir et décider qu’on n’a pas envie de mettre un voile gris sur la vie. Et je pense que c’est nous qui sommes barjots d’accepter toutes les compromissions de la vie : travail, famille, patrie, guerre, compétition, fric etc.
    Quant à ton Alain : quelles souffrances bon sang ! Et cette humiliation suprême de la famille qui ne le reconnaît même pas une fois mort et fait jeter les cendres dans la fosse publique !
    Le médecin-tueur, il n’était que le bras armé du père et de la famille. Un exécutant… un obéissant… un petit-accepteur-de-compromis !

    clomani

    13 février 2011 at 15 h 40 min

    • « mieux avoir compris, etc » « décider »: je crois que c’est une formulation trop rationnelle. Quand on revient (car ça peut aussi mieux se terminer que l’histoire d’Alain) d’une période de dérapage incontrôlé, on se rend compte qu’on n’avait rien choisi: même si une tempête, en écartant les nuages, te rend plus lucide, ce n’est pas toi qui la déclenche. Et la souffrance est toujours plus forte que la satisfaction intellectuelle.
      Mais tout ça reste bien mystérieux même quand on a hésité aux frontières.

      florence

      13 février 2011 at 17 h 18 min

  3. Dur à lire, alors à écrire…
    Bises

    lenombrildupeuple

    13 février 2011 at 17 h 00 min

    • c’est vrai. mais le fait même que tu le dises rachète tout.

      zozefine

      13 février 2011 at 19 h 27 min

  4. cette fois, c’est difficile de répondre à chacun. vous aurez compris que cette histoire m’a ravagée, que la mort d’Alain m’est restée en travers de la gorge, que les comptes n’ont pas été réglés, et ne le seront jamais, ni justice rendue. vous répondez à la hauteur de mon propos, avec tact et compréhension, et je vous remercie, car ce n’était pas très facile à raconter. Ce que je n’ai pas raconté, la vie en somme, la sienne, la nôtre et la mienne ensuite, n’est pas facile non plus à taire.

    mais j’aimerais ajouter 3 choses :

    – dans cette mort, et je parle de sa mort (et non de ce qui a suivi) nous avons tous été coupables, tous. certains plus que d’autres, mais tout le monde, à un niveau ou à un autre. je me suis efforcée de bien faire la différence entre ce qui l’a conduit à la crise et la gestion en hôpital de cette crise. pour moi, même si la famille a été en-dessous de tout, le coupable « direct », c’est celui qui a décidé de tout, aussi bien de l’isolement, de la cure de sommeil que de la conduite de celle-ci. c’est ce qui directement a causé la mort de cet homme.

    mais il y a eu un enchaînement des événements qui a été fatal. et parce que je ne l’ai pas vue venir, je suis coupable de cette crise, coupable d’avoir hésité et finalement renoncé à le « kidnapper » pour le sortir de là, par exemple. notre ami commun se sent coupable de ne pas avoir réussi à le garder cette nuit-là, de ne pas m’avoir avertie. la belle-soeur psychiatre était de garde, elle s’est sentie coupable d’avoir passé le témoin à quelqu’un d’autre. les « bons amis » qui l’ont poussé à arrêter ses médicaments aussi, coupables. la liste est longue.

    – Alain n’était pas une pauvre chose en proie à ses démons. J’ai vécu 5 ans avec lui sans jamais avoir l’impression que je vivais avec un psychotique (à cet égard, sa médication était extrêmement bien pensée). Il était fort, physiquement et mentalement, et ses engagements sociaux et politiques tout à fait ciblés et raisonnés. j’ai vécu avec un homme, pas avec un fou.

    et surtout, pour reprendre dans le fond l’échange entre clo et florence, ses engagements n’étaient pas les engagements d’un fou « ayant compris », mais d’un homme juste et droit, ayant traversé l’enfer, et ayant soif de justice et de compassion.

    – la folie, c’est terrible. je ne sais plus où j’ai lu ça (inutile de dire qu’en vivant avec Alain, qui était un fervent lecteur de freud, jung mais aussi de toute l’anti-psychiatrie, j’ai beaucoup lu, en essayant de comprendre), mais un psy avait fait un résumé que je trouve extrêmement clair de la différence entre névrose et psychose : un névrotique, ce que nous sommes toutes et tous, faut pas se leurrer, c’est quelqu’un qui, pour sauver sa peau, met le couvercle, plus ou moins efficacement, plus ou moins largement, sur son monde intérieur, ne le laisse émerger qu’en rêvant, ou dans ses comportements « déviants », mais toujours dans le but de se conformer à dehors, à la Loi, au surmoi. beaucoup de dégâts, des dérapages parfois totalement incontrôlables, mais ce qui est sacrifié là, c’est le moi.

    les psychotiques font le mouvement inverse. le couvercle de la cocotte-minute les sépare totalement du monde extérieur, le rêve EST la réalité, ils sont coupés du monde extérieur, parce qu’il est trop meurtrier, ils se coupent du reste, mais aussi pour sauver leur peau. la folie, la vraie, c’est moche. c’est pas romantique, c’est pas créatif, c’est le cauchemar éveillé, les voix, les hallucinations. c’est raté.

    bizarrement, alors qu’une bonne partie de la population européenne est sous psychotropes et autres « farmaka » (en grec, cela signifie aussi bien médicament que poison), il y a dorénavant un silence de plomb sur cette thématique. on ne la voit ressortir qu’à l’occasion de blablas sur les récidivistes meurtriers, sur les « dépendants » séniles et déments, mais sinon, plus rien. tout ce discours, cette recherche qu’il y a eu dans les années 70-80, morte. qui a entendu parler de laing ? de szasz ? de cooper ? de guattari ? la borde, searle, j’en passe et des meilleures. le fou est passé de mode.

    zozefine

    13 février 2011 at 18 h 12 min

  5. « cette recherche qu’il y a eu dans les années 70-80, morte. qui a entendu parler de laing ? de szasz ? de cooper ? de guattari ? la borde, searle, j’en passe et des meilleures. le fou est passé de mode. »

    ***************************
    Laing, Cooper, Guattari, Lainé… ces mecs-là ont été des génies de la psyché. Ils ont donné l’essentiel des clés pour comprendre l’a-normalité et du même coup la « folie » qu’il pouvait y avoir dans « la normalité » si prisée chez les gens « normaux ». Mais je suis loin d’avoir tout pigé et encore moins lu de toute cette production d’intelligence des années 70. Il faudrait aussi évoquer Foucault et Deleuze et bien d’autres.

    Aujourd’hui qu’est-ce qu’un Sarko peut comprendre au travail des magistrats confrontés à la folie meurtrière, quand folie meurtrière il y a ! Ce qui est devenu à la mode c’est de se faire élire en agitant à la première occasion la peur du fou, cet étranger qui habite un monde peuplé de violence, de non-sens, de misère sexuelle… Pas de ça chez nous braves gens !

    😦

    julesansjim

    13 février 2011 at 18 h 35 min

    • et toute l’école de palo alto… et quand on pense à ce titre … fou : « l’effort pour rendre l’autre fou », de harold searles, qu’on a déjé cité dans ce blog. qu’est-ce que le toupety peut bien comprendre, c’est vrai, mais aussi, il faut le dire les magistrats. et les psys institutionnels.

      je l’ai raconté ailleurs, mais je le re-raconte ici : un des « meilleurs » souvenirs d’internement, si je puis dire cela ainsi, d’Alain, c’était justement à zürich, avec les jungiens. crise de délire, il part en ville, et se met à péter toutes les vitrines de restaurants avec poissons en vitrine, pour libérer les poissons. les flics le suivent à la trace (les mains et les bras absolument déchiquetés par le verre) et hop, internement à l’hôpital psy, par chance celui tenu par les jungiens.

      et là, ô surprise, pas de camisole chimique mais la vraie camisole de force et thérapies qui vont avec (droit direct issues du XIXème, bêêêê caca). donc la « torture » (pour nos âmes dites sensibles du XXème et XXIème siècle) du drap mouillé : on me l’enveloppe avec un drap mouillé à l’eau froide, on me le couche sur un lit, et démerde-toi avec ça.

      ben il est jamais « redescendu » aussi vite et aussi bien. fou à lier, effectivement, mais cette prise de conscience très progressive qu’il était coincé dans du froid, que la chaleur de son corps réchauffait progressivement ce drap dans lequel il était emmailloté, tout ce travail mental de retour à des basiques du genre j’ai froid, ça se réchauffe, ce drap m’emmerde, tout ça, tellement barbare pour notre sensibilité, a fait « tomber » la crise comme aucun électro-choc ni benzodiazépine n’avaient pu le faire avant ni après.

      on pige rien de la folie, fût-elle meurtrière, mais surtout on n’essaie pas. « on », mais moi compris : j’ai tenu des permanences à l’ADUPSY (Alain beaucoup plus souvent que moi), et je dois avouer que quand THE paranoïaque logorrhéique arrivait pour me délirer dessus pendant des heures, je regrettais qu’il y ait pas de traitement radical. le fait est que n’étaient internés que les gens qui dérangeaient vraiment l’ordre public. Alain à poil, ou pétant les devantures, ça dérange. le parano logorrhéique, à par déranger ses interlocuteurs… et les rendre fous !

      dans le fond, tout dépend de ce qu’on est prêts à supporter comme déviance à la norme, qui suppose qu’on est capables de définir une norme et ses déviances. et ça, c’est extrêmement variable, culturellement, historiquement, géographiquement.

      zozefine

      13 février 2011 at 19 h 10 min

      • Il était question de la psychiatrie « différente » dans ce film italien:
        http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=52597.html
        Un film très sentimental, un peu téléfilm, mais avec un vrai personnage de « folle », un psychiatre qui s’interroge, des scènes de procès pour mauvais traitements dans des hôpitaux, qui ont dû vraiment avoir lieu.

        florence

        13 février 2011 at 19 h 29 min

      • merci mille fois, hélas, pas sur mes sites de streaming. j’ai entendu parler. mais pas vu. 6 heures, hein, tout de même. bah, comme tout ce sur quoi tu me pilotes, prochaine commande à l’amazone !

        à part ça, la fermeture des hostos psys en italie, ça n’a pas été une réussite. on a fermé les lieux de clôture externe (il faut bien dire que c’était absolument effroyable – j’imagine la même chose actuellement en grèce), du coup on a développé la clôture interne, donc la camisole chimique à pleins tubes. « dans » le monde mais pétés jusqu’à la garde, sans aucune mesure thérapeutique autre que les psychotropes.

        je suis persuadée que les psychoses sont gérables, j’en ai vécu une de « près ». mais il faut du temps, des moyens, des compétences. et surtout le désir.

        merci flo.

        zozefine

        13 février 2011 at 19 h 57 min

      • Moi je pense aussi à un film italien de Marco Ferreri,ce grand pourfendeur de normes sociales. En 1980, avec « Chiedo asilo » (curieusement traduit par « Pipicacadodo » en version française), il s’intéresse à l’éducation, à l’école maternelle, avec une approche aussi idéaliste que réjouissante.

        julesansjim

        14 février 2011 at 14 h 53 min

  6. Je ne crois pas que le fou soit « passé de mode », on l’a juste fourré sous le tapis. Avec tous les « pas normaux », les « inutiles », les pauvres, les « pas beaux »… Cachez donc toute cette misère que je ne saurais voir, hein. L’attitude des « parents » (est-ce qu’on peut encore les appeler comme ça ?) est vraiment révélatrice.

    Toute la joie des années 70, le flower power, tout ça, fini, terminé, place à l’utilitarisme, au « concret », au « rentable ». A l’apparence. Au fric.

    Seuls s’en sortent les plus forts. Un nouveau genre de sélection naturelle. 1984, c’est aujourd’hui. Bienvenue dans le meilleur des mondes.

    Gavroche

    13 février 2011 at 19 h 03 min

    • oui. oui, évidemment. oui, douloureusement. sous le tapis les moches, les gros, les illettrés, les malades, les ceusses qui ont pas la rolex à 50 ans (ou c’était 40 ?), les marginaux dans leur tête, les ratés passés à côté, les hésitants, ceux qui veulent pas être responsables de rien ni de personne, les isolés, les non-connectés, les perdus, les trop vieux dans un monde trop jeune mais aussi les arrivés trop tard, dans un monde trop vieux, les bricoleurs, les tricoteurs, les hésitants, les petits.

      il n’y a pas UN jour où je me demande pas ce que serait Alain, à 57 ans, dans ce monde. il serait là avec nous, j’en suis sûre. à se demander : mais où donc sont passés le rêve, l’amour, la compassion, la solidarité. et à les trouver, virtuels mais bien réels, ici.

      zozefine

      13 février 2011 at 19 h 24 min

  7. Incroyable récit, toi aussi t’as vécu de drôles d’aventures.

    superpowwow

    24 février 2011 at 18 h 57 min

  8. ça fait maintenant une 10aine d’années que je ne « sens » plus l’anniversaire de sa mort arriver. avant, dès le début juin, je me disais « le 30, il sera mort depuis… », et puis le 30 juin, je me réveillais et c’était ma 1ère pensée : il est mort cette nuit. et je faisais quelque chose, un petit truc pour célébrer. je mettais une chanson spéciale, ou brûlais de l’encens, ou une lettre. n’importe quoi, un petit truc. en me retrouvant en grèce, j’ai eu l’impression d’accomplir quelque chose pour lui. mais depuis quelques années, c’est moins lancinant, moins douloureux, je n’y pense pas des semaines à l’avance, le 30 arrive et je salue sa mémoire. mais je n’oublie jamais, car toujours, comme si mon inconscient, lui, comptait les jours, il y a toujours un événement qui fait signe.

    et cette année, le 28 juin, je reçois cette annonce de collecte de bouffe pour l’asile de Léros, qui fait suite à une année vraiment très dure personnellement et socialement dans la grèce en crise. je me suis beaucoup agitée autour de cette histoire, je me suis même dit plusieurs fois que les gens allaient faire le rapport entre la mort d’alain et la faim et l’abandon des internés de léros, penser que je « surréagissais » à cause de ça, pauvre petite encore bien traumatisée. je trouvais injuste parce qu’en fait, non, je n’y pensais pas, l’histoire de Léros était horrifique en soi, j’avais pas besoin de ce que j’avais vécu pour m’en sentir traumatisée. et je ne pensais tellement pas à la mort d’alain que c’est seulement hier soir, 2 juillet, que j’ai réalisé la co-incidence. j’avais « oublié » alain, en tout cas le 30 juin comme d’une date spéciale, mais ce sont les événements qui me l’ont rappelé.

    zozefine

    3 juillet 2012 at 13 h 20 min

  9. Dur récit : je comprends que tu aies eu du mal à te remettre d’une fin si ravageuse. Amicalement…

    bleufushia

    3 juillet 2016 at 9 h 59 min

    • merci lili. non, on se remet pas, aussi parce qu’il n’y a aucun pardon possible. enfin, je n’ai jamais trouvé en moi l’endroit où je pourrais pardonner ce que LUI a vécu. ma vie ensuite a ce qu’elle a été, comme un accident sur un parcours, tout d’un coup la bille dévie et va ailleurs.

      zozefine

      3 juillet 2016 at 10 h 17 min


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